Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/931

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le mot pourra sembler un peu vif ; mais Becky Sharpe est en réalité une des créations les plus originales, une des figures les mieux venues du roman anglais moderne. Elle a le relief vigoureux qui manque souvent aux types ingénieusement choisis, habilement contrastés, minutieusement fouillés, trop minutieusement quelquefois, par le même burin. Nous comprenons que Thackeray revendiquât celui-ci comme un de ses meilleurs titres. Au surplus il n’avait plus affaire au petit groupe d’élite qui, comme John Sterling, l’avait deviné dès 1841[1]. Le public suivait avec intérêt l’ascension de l’astre nouveau. Un simple conte de Noël, Our Street, arrivait rapidement à sa seconde édition, et quand en 1849 les Bonnes et Mauvaises chances de Pendennis vinrent confirmer le succès de la Foire aux Vanités, la presse entière, malgré les agitations politiques du temps, s’occupa de l’œuvre nouvelle. On en a une preuve curieuse dans la polémique qui s’engagea entre l’auteur et le Morning Chronicle. Thackeray était accusé solennellement par un des leading papers de pette feuille d’avoir fait trop bon marché de la dignité des gens de lettres, et d’avoir caressé les préventions fâcheuses dont ils sont l’objet dans un certain monde. Le romancier, qui en sa qualité de railleur impitoyable avait l’épiderme très délicat, releva chaleureusement ces imputations, reproduites dans un recueil périodique assez répandu, l’Examiner. « Vous ne réfléchissez pas, disait-il, à la gravité de l’accusation portée contre moi : si je me fais le courtisan des classes hostiles à la littérature, et si je trahis au profit de leurs misérables antipathies celle dont je fais partie, je ne suis ni plus ni moins qu’un sycophante et un drôle (a rogue and a cheat) ; mais du reste je nie les prémisses de l’Examiner, je nie que les classes illettrées éprouvent contre l’homme de lettres les sourdes rancunes et l’antipathie qu’on m’accuse d’avoir flattées… » Il faut lire dans la réplique même, trop longue pour être textuellement reproduite ici, le développement de cette pensée consolante, et qui contraste avec le pessimisme habituel du romancier ; mais il ne faut pas perdre de vue que ses contradicteurs auraient pu trouver dans ses œuvres mêmes bien des traits de mœurs, bien des observations de nature à étayer la thèse dont ils s’étaient emparés. Et ce fait que l’Examiner, — organe très libéral, et dont Thackeray avait un moment partagé la direction, — a pu l’accuser de plier le genou devant cette aristocratie dont il avait flagellé les travers et les vices, ce fait significatif reste encore devant nous maintenant comme un indice qui n’a pas absolument perdu toute sa valeur. Je

  1. Voyez une lettre de J. Sterling citée par Th. Carlyle dans sa biographie de jeune écrivain, mort prématurément.