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Une fortune tellement rapide qu’elle en était scandaleuse (et qui a été suivie d’une décadence infamante) avait imposé à l’aristocratie anglaise le contact d’un méprisable aventurier, et fait asseoir dans l’enceinte législative un homme dont quelques-uns de ses collègues n’auraient pas voulu pour laquais. Ce fut à ce millionnaire improvisé, à sa couronne d’un jour, à son faste insolent, à sa vulgarité dorée que s’attaqua le Jeames’ Diary. Puis vinrent les chapitres consacrés au snobbisme, à cette fièvre de vanité qui dans les sociétés étagées par castes développe tant de mesquines ambitions, plie l’homme à tant de pitoyables asservissemens, le condamne à tant de sacrifices ruineux, lui impose tant de platitudes et d’absurdités quotidiennes, le fait vivre d’une vie d’apparat et de mensonge, et l’abreuve en définitive des humiliations les plus amères. Thackeray cette fois avait trouvé une voie bien indiquée, une note dominante, un thème variable à l’infini. Sa plaisanterie vagabonde, sa causticité superficielle se concentraient et prenaient corps; la cendrée faisait balle et portait juste.


III.

Sûr de lui-même après tant d’efforts divers[1], il projetait une œuvre de longue haleine qu’il offrit au propriétaire du New-Monthly Magazine sous le titre assez banal de Pencil Sketches of the English Society. M. Colburn, à qui Thackeray n’avait encore donné aucun gage d’éclatant succès, ne voulut pas s’engager dans une si vaste entreprise, et cet heureux refus, après avoir découragé un moment le romancier, lui fit adopter en définitive le genre de publication scindée (serial, disent nos voisins) dont Charles Dickens, qui l’a imaginé le premier, avait jusque-là conservé le monopole. Ce fut ainsi que parut Vanity Fair, le premier succès décisif qu’eût encore obtenu Thackeray, la première assise de sa grande vogue et de sa légitime popularité.

Sur ces entrefaites, et en 1848, nous le voyons inscrit au tableau des avocats (called to the bar) par «l’honorable société de Middle Temple. » C’est encore un trait de ressemblance entre Philip Firmin, — ce héros de roman dont nous parlions plus haut, — et l’ingénieux écrivain qui l’a mis en scène. Pas plus que Philip, ce dernier ne se croit sérieusement appelé aux luttes du prétoire : jamais il « n’éventrera un dossier, » jamais il ne compulsera des arrêts;

  1. Mentionnons à leur date, c’est-à-dire en 1846, le Mistress Perkins Ball, la parodie des romans de M. Alexandre Dumas sous forme d’une Suite à Ivanhoé. et enfin une réplique à la notice biographique de sir Ed. Bulwer Lytton sur Laman Blanchard. On y trouvera une noble apologie de l’homme de lettres et de sa profession.