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de pièces trop lourdes, sur des charrettes de forme très allongée, convenant aux étroits sentiers des montagnes. Pour éviter de trop fréquens déplacemens, ils emportent d’ordinaire du travail pour une quinzaine, et reçoivent à chaque voyage la rétribution qui leur est due. Le taux moyen des salaires a été longtemps ici un peu plus élevé qu’à Saint-Claude; mais, la progression récente ayant été moins sensible à Morez, toute différence a disparu.

Pour cette dernière fabrique comme pour l’autre, le bon marché était un point capital. De plus, il fallait réunir à cet avantage les conditions de solidité et de justesse que réclame particulièrement l’horlogerie. Sous ce double rapport, le succès a été complet. Avec des qualités incomparablement supérieures, les horloges en métal de Morez ne coûtent guère plus cher que les grossières horloges en bois de la Forêt-Noire[1]. Les principaux articles moréziens s’exportent dans presque tous les pays du monde. L’horlogerie cependant trouve en France même son plus important débouché; la lunetterie au contraire place au dehors la plus forte part de ses produits[2].

Unissant à un remarquable degré l’esprit commercial à l’esprit industriel, la fabrique de Morez a ce mérite, moins commun chez nous qu’on ne le suppose, de savoir s’inspirer des goûts et des besoins des consommateurs. On en trouve une preuve dans un détail, particulier à la lunetterie, qui peut faire sourire au premier abord, mais qui n’a rien de futile dès qu’on réfléchit aux nécessités commerciales : il se rapporte à l’étude du nez, dont la forme varie, paraît-il, de peuple à peuple, et dont il faut tenir grand compte, pour que les lunettes aillent bien. Point de confusion à Morez entre les nez américains, allemands ou espagnols; ils ont chacun leur case spéciale chez le fabricant. C’est pour n’avoir pas su tenir compte de circonstances analogues que telle ou telle de nos fabriques s’est laissé ravir par des concurrens du dehors des spécialités dont le monopole semblait lui être assuré[3]. Non contens de cette attention dirigée sur leur commerce, les fabricans de Morez abjurent au besoin tout amour-propre personnel, et ils s’effacent sans difficulté

  1. On a là de bonnes pendules à réveil pour 9 fr. 50 cent., avec les poids, et pour 12 fr. 50 c. avec sonnerie aux heures et aux demi-heures. Les résultats sont analogues pour la lunetterie, qui établit des lunettes à deux sous la pièce.
  2. Le pays étranger qui achète le plus les horloges moréziennes, c’est l’Espagne; les pendules à ressort dites pendules de voyage trouvent à s’écouler jusqu’en Chine. La lunetterie avait son principal marché dans l’Amérique du Nord; aussi a-t-elle cruellement ressenti les effets de la guerre civile actuelle.
  3. J’ai eu l’occasion de citer dans la Revue un fait de ce genre très significatif à propos des soies des Cévennes et des bas destinés aux colonies (livraison du 15 août 1853).