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systématiquement abaissé. Sous prétexte de s’en tenir à des vérités générales de morale et de goût, on a enfermé les esprits dans le lieu commun. Les esprits, quand il s’en est trouvé, ont pris leur revanche, et sûrement aucun séminaire[1] d’Allemagne n’a produit d’hommes comme M. Prevost-Paradol, M. About, M. Taine. Telle est la France, compensant d’un bond son arriéré, sachant tout sans avoir rien appris, réalisant par les dons heureux et faciles de son génie ce que les autres obtiennent à force d’application et de travail.

Serait-il juste d’oublier en effet ce que le système d’instruction supérieure dont nous venons de critiquer les tendances exclusives eut par momens de brillant et de glorieux? Peut-on oublier ces professeurs illustres qui, dans la première moitié de ce siècle, donnèrent à la chaire profane un éclat sans égal? Ce fut là une manifestation tout à fait originale de l’esprit français, à laquelle aucune autre nation n’a rien à comparer. Mais les institutions doivent être combinées en vue de durer. Il faut que, dans un système embrassant des centaines de personnes, la médiocrité ait sa place et puisse produire des fruits. Un élève même secondaire de M. Bœckh, de M. Bopp, de M. Karl Ritter, rend des services, est un homme utile, qui compte dans le mouvement scientifique du temps, et travaille pour sa part à polir une des pierres qui entrent dans l’édifice du temple éternel; mais qu’est-ce qu’un élève médiocre de M. Cousin, de M. Guizot, de M. Villemain, de M. Michelet? Le genre d’enseignement inauguré par ces hommes supérieurs ne pouvait convenir qu’à eux. Il n’en pouvait sortir un mouvement fécond de recherches. De brillantes généralités, enseignées avec le plus rare talent, attirent un auditoire, mais ne forment pas d’élèves. Dans un pays comme la France, où la contagion du succès est dangereuse, la vogue de tels cours devait avoir de fâcheux résultats. Elle devait nuire aux enseignemens spéciaux. Des facultés où il était à sa place, l’enseignement oratoire devait gagner les établissemens scientifiques proprement dits. On dut être amené à mesurer l’excellence d’un cours au nombre de ses élèves. Tel savant de premier ordre, dont le nom sera attaché dans des siècles à des découvertes capitales, se vit préférer l’agrégé, formé par de longs exercices aux habiletés de la parole. Ce qu’on appela un sujet de grande espérance fut le jeune homme habile dans l’art de l’exposition, mais le plus souvent incapable de faire faire à la science un progrès, de travailler utilement sous une direction, ou même de se tenir au courant des connaissances acquises. La recherche pure en souffrit d’irréparables dommages. Il fut trop souvent de bon goût d’accueillir par une feinte

  1. Séminaire est en Allemagne à peu près synonyme d’école normale.