Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/88

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de toute philosophie. Les études historiques et littéraires, tenant à des choses bien plus délicates que les sciences physiques et mathématiques, ne pouvaient se développer sous l’empire : elles ne prirent chez nous un essor brillant que sous la restauration ; mais le pli était donné. L’interruption fâcheuse que la révolution avait amenée dans les études savantes devait porter ses fruits pendant plus d’un demi-siècle. Une certaine faiblesse dans les bases mêmes de l’enseignement des langues et de l’histoire fut la conséquence de cette interruption. À part quelques hommes éminens, peut-être supérieurs à tout ce que l’Europe produisait dans le même ordre, l’école française, en fait de lettres savantes, resta médiocre. Ce ne fut ni l’esprit, ni la pénétration, ni les habitudes laborieuses qui lui manquèrent, ce fut la tradition. Une quantité énorme de force se perdit faute de direction ; des efforts surhumains furent dépensés pour acquérir ce que l’étudiant d’une bonne université allemande ou hollandaise apprend en quelques mois.

La nature particulière de l’esprit français contribua bien plus encore à faire pencher notre enseignement supérieur vers les exercices oratoires. La maîtrise de l’esprit français, au moins depuis Louis XIV, est bien plus dans la forme que dans le fond des choses. Nulle part on n’écrit si bien qu’en France ; nulle part on n’hérite d’un si précieux trésor de bon langage, de si excellentes règles de style ; formé par des générations d’incomparables artisans de la parole, notre idiome est comme un guide excellent de la pensée, la contenant, la mesurant, parfois la limitant, mais toujours lui donnant un relief, une clarté, qu’aucune langue n’égale. Les Italiens ont un privilège analogue, et sont après les Français la nation qui écrit le mieux. Certes je suis loin de dire que ce don de lucide exposition exclue la solidité des recherches : la perfection serait de réunir les deux qualités ; mais la perfection est rare, et les dons des nations sont presque toujours exclusifs. Avec sa langue puriste à l’excès, l’Italie devait aboutir aux sonnets et à l’élégant radotage des académies du XVIIIe siècle. Le danger de la France dans l’ordre intellectuel est de devenir une nation de parleurs et de rédacteurs, sans souci du fond des choses et du progrès réel des connaissances. L’institution à laquelle la France a confié le recrutement de son corps enseignant dans l’ordre secondaire et supérieur, l’Ecole normale, a surtout été, pour la division des lettres, une école de style, non une école où l’on apprend des choses. Elle a produit des publicistes exquis, des romanciers attachans, des esprits raffinés en des genres fort divers, tout enfin, excepté des hommes possédant une solide connaissance des langues et des littératures. L’enseignement grammatical en particulier, base de la philologie, y a toujours été