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ble, il fondait la tolérance, la justice, le bon sens public : inclinons-nous devant lui, nous vivons de ce qu’il a fondé; mais dans l’ordre de la pensée il a peu de chose à nous apprendre. Il n’était pas dans la tradition de la grande culture; il n’est sorti de lui aucune série vraiment féconde de recherches et de travaux. Voltaire n’a pas fait d’école. Je vois ce qui est sorti de Descartes, de Newton, de Kant, de Niebuhr, des Humboldt, mais non ce qui est sorti de Voltaire.

De nos jours, bien qu’en décadence, le mouvement des universités allemandes est encore très brillant, et constitue la part principale des acquisitions positives de l’esprit humain. Dans les sciences physiques et mathématiques, ces grandes écoles ont peut-être des rivales; mais dans les sciences historiques et philologiques leur supériorité est telle que l’Allemagne, en ces études, peut être considérée comme rendant plus de services que tout le reste de l’Europe ensemble. La vaste reconstitution des textes grecs et latins qui s’est faite depuis cinquante ans est l’œuvre de l’Allemagne. La philologie comparée est la création de l’Allemagne. La critique historique lui doit, sinon sa création, du moins ses plus larges applications. Je ne vois que l’archéologie et les voyages scientifiques où sa gloire soit égalée. Une université allemande de dernier ordre, Giessen ou Greifswald, avec ses petites habitudes étroites, ses pauvres professeurs à la mine gauche et effarée, ses privatdocent hâves et faméliques, fait plus pour l’esprit humain que l’aristocratique université d’Oxford, avec ses millions de revenu, ses collèges splendides, ses riches traitemens, ses fellows paresseux. Dieu me garde de médire de l’Angleterre! Dans les sciences physiques et mathématiques, elle a des hommes de premier ordre. En toute chose, elle compense par la grandeur des efforts individuels la faiblesse des directions officielles; mais dans les sciences historiques et philologiques le peu de disposition de l’esprit anglais pour comprendre ce qui n’est pas lui, la pesanteur de son gros bon sens pratique, qui n’est guère de mise en ces études, lui créent une réelle infériorité. On dirait que l’aptitude pour les sciences dont nous parlons est en raison inverse de l’aptitude à la politique. Je voulus un jour lire Macaulay; ces partis-pris tranchés, cette façon de n’aimer pas ses ennemis, ces préjugés avoués, ce manque d’impartialité, cette absence de la faculté de comprendre les choses contraires, ce libéralisme qui n’est pas de la largeur d’esprit, ce christianisme si peu chrétien, me blessèrent. Telle est la pauvre espèce humaine qu’il y faut des esprits étroits. Peut-être l’impuissance politique de l’Allemagne est-elle la condition de sa supériorité intellectuelle. C’est parce que l’esprit français a le charmant privilège de s’élever mieux qu’aucun autre au-dessus des préjugés de caste, de secte, de métier, de spécialité,