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force de vraisemblance. Son tableau a du caractère au double point de vue de l’histoire et du style, c’est-à-dire qu’en s’appropriant bien aux conditions particulières de la donnée, il définit franchement les réalités que le peintre a eues devant les yeux, les types qu’il lui a convenu de choisir, les formes, même irrégulières, qu’il a entendu retracer : mérite rare en général dans les œuvres des concurrens pour le prix de Rome, et dont on sut tout d’abord d’autant plus de gré à Flandrin qu’à cette expression d’audace relative se joignaient, il faut le redire, les témoignages d’une science déjà sûre, d’un sentiment assez profond pour présager quelque chose des inspirations prochaines et des nobles travaux qui les résumeraient.

Peu s’en était fallu toutefois que cet essai, qui intéressait tant l’avenir du jeune peintre, que ce tableau si justement récompensé, ne pût être ni achevé à temps ni même entrepris. Au moment de subir les épreuves qui précédaient alors le concours pour le prix de Rome, Flandrin se trouvait dans un tel état de gêne qu’il n’aurait su, en cas d’admission, comment faire face aux petites dépenses exigées par l’achat des couleurs et le salaire des modèles. Jusque-là, quelques lithographies vendues de loin en loin, quelques copies d’après les tableaux du Louvre acquises par son compatriote Orsel ou par le digne ami d’Orsel, M. Périn[1], un jour même, — insigne bonne fortune! — le portrait d’un gendarme peint à la si grande satisfaction du modèle que celui-ci avait généreusement augmenté de 5 francs le chiffre de 30 francs fixé d’avance pour la rémunération de l’œuvre, — ces expédiens, quelque rares ou quelque incertains qu’ils fussent, avaient à peu près suffi pour faire vivre Flandrin au jour le jour et lui procurer, sinon tout le nécessaire, au moins le plus indispensable. Comment aborder aujourd’hui une tâche non-seulement improductive, mais dispendieuse? comment consacrer à la poursuite d’un succès douteux trois mois durant lesquels il n’y aurait moyen ni de pourvoir à la subsistance quotidienne, ni de compter sur le lendemain pour le paiement des frais occasionnés par le travail? Faute de quelques écus, Flandrin se voyait forcé de céder la place à ses rivaux, et, comme autrefois Bartolini, de décliner la lutte à l’heure même où il avait le mieux le droit d’espérer la victoire. M. Ingres, plus sûr du talent de son élève que celui-ci n’osait l’être lui-même, s’était promis cette victoire prochaine, et il l’attendait avec une pleine confiance. Aussi,

  1. M. Périn, le savant peintre de la Chapelle de l’Eucharistie dans l’église de Notre-Dame-de-Lorette, possède encore une copie de la main de Flandrin d’après la Visitation de Sébastien del Piombo, reproduction aussi intelligente que consciencieuse, digne du chef-d’œuvre original et non moins digne du nom, aujourd’hui illustre, dont l’élève de M. Ingres la signait il y a trente-trois ans.