Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’étrangle) indique assez l’implacable cruauté? Un pirate, une fille de Laïus, dit Pausanias; le symbole de la force unie à la prudence, selon Clément d’Alexandrie; la fille de Typbon et du serpent Echydna, si nous en croyons la mythologie, qui lui donne pour frères et sœurs Orthros, Cerbère, le lion de Némée, le dragon Ladon, la Chimère, l’hydre de Lerne, et semble prouver par là qu’il était la personnification de l’un des phénomènes de la nature primitive, un souvenir traditionnel des animaux monstrueux des genèses informes, au dire des professeurs de paléontologie. C’est un mythe à coup sûr; de l’ordre physique, il a passé dans l’ordre moral, et il représente la destinée, dont l’énigme est incessante et se reproduit à chacune de ses phases. C’est peut-être là même ce que signifiait le rébus peu difficile à deviner qu’il proposait à ses interrogateurs : à tous ses âges, au matin, à midi, au soir, qu’il marche avec quatre, avec deux, avec trois pattes, l’homme se trouve toujours en présence d’un problème insoluble. Le sphinx était un sujet familier aux artistes antiques. « Sur chacun des pieds antérieurs (du trône de Jupiter olympien), dit Pausanias, on a représenté des sphinx thébains. p Il est naturel en effet que celui qui est maître de la destinée foule l’énigme à ses pieds. Dans le recueil des pierres gravées de Millin, on voit plusieurs sphinx, un entre autres qui, de loin, rappellerait celui de M. Gustave Moreau. Œdipe est debout, dans la position exacte du Tatius du tableau des Sabines de David; il tient de la main droite son glaive abaissé, prêt à frapper; de la gauche, il élève son bouclier sur lequel le sphinx vient de s’élancer en se cramponnant. M. Ingres a fait aussi un Œdipe interrogeant le Sphinx, il doit être présent à tous les souvenirs, et, si je ne me trompe, il a été peint en 1808. À cette époque, M. Ingres ne s’était pas entièrement débarrassé de l’influence de David, il n’était pas encore entré et pour toujours dans la tradition de Raphaël : il est donc facile de comprendre pourquoi il a traité son tableau en manière de bas-relief. On se le rappelle, le sphinx du haut de son rocher lève la patte et roule des yeux furieux en regardant Œdipe, qui, le genou replié, le doigt sur les lèvres, cherche à deviner le mot fatal. C’est une composition fort paisible, un peu froide, et accusant beaucoup trop la préoccupation d’imiter l’antique. C’était, par le fait, moins une œuvre d’art qu’une habile reconstitution d’archéologie. Ce n’est point ainsi que M. Moreau a conçu son sujet, et nous l’en félicitons. De nos jours en effet, ce n’est plus Œdipe qui va, de propos délibéré, interroger le sphinx; c’est la destinée qui saisit l’homme inopinément et qui, lui posant la question inéluctable, lui dit : « Réponds ou meurs! » Ce n’est point un esprit médiocre celui qui, ayant ainsi compris le rôle moderne du sphinx, a osé le traduire dans un art plastique.