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qui étaient appelés à leur succéder n’avaient aucune de leurs qualités viriles ; il put de loin pressentir ce que nous avons pressenti tous, que l’école française allait entrer dans une époque critique, dans une époque de transition où chacun s’abandonnerait, sans principe et sans foi, aux sollicitations malsaines d’une célébrité momentanée et d’un enrichissement rapide. En voyant l’œuvre des maîtres dans son ensemble, il se rendit compte sans doute de leurs défauts ; il vit moins ce qu’ils avaient que ce qui leur manquait ; il mit le doigt sur la plaie même ; il comprit très nettement que dans cet état de dispersion des forces de l’école il n’avait ni secours ni exemples profitables à attendre : il résolut de s’abstraire, de réapprendre son métier complètement, de s’imprégner d’art de toutes façons, de se faire une originalité sérieuse, sévère, basée sur l’étude des grands maîtres, sur l’incessante observation de la nature, et à dater de ce moment, 1855, il disparut. Dans le monde des artistes, on s’en préoccupait ; on savait que M. Moreau est un homme intelligent, enthousiaste, absolu, qu’il aime son art avec passion, et que nul travail, si aride qu’il soit, n’est capable de le rebuter. Qu’allait-il faire ? où allait aboutir cet apprentissage pénible, recommencé courageusement à l’âge de vingt-huit ans, à cet âge où le besoin de produire tourmente incessamment la jeunesse ? Allait-il, imitant David, demander à la statuaire antique le secret de sa noblesse et introduire dans l’art la rigidité des attitudes et l’absence d’expression vivante ? Allait-il, au contraire, suivant les traces de Géricault, revenir à Jouvenet, qui lui-même procédait de l’emphatique école bolonaise ? M. Moreau nous initie aujourd’hui d’un seul coup à ses études. Il a été vivre en Italie, il a cherché à surprendre la manière des maîtres ; il a vu que les meilleurs d’entre eux n’ont jamais laissé sortir une œuvre de leur atelier avant qu’elle ne fût complète, c’est-à-dire qu’ils ont cherché, j’entends les meilleurs, à unir dans une proportion égale la ligne, la couleur, la composition, qu’ils ont poussé leur rendu aussi loin que possible, et qu’ils ont tous parfaitement compris qu’un tableau ne devait être, sous aucun prétexte, traité comme une décoration. Il est remonté dans la tradition à ce moment précis où la sensation vient en aide au sentiment, que la renaissance n’a pas encore détruit, où la couleur sert pour ainsi dire de vêtement à la ligne. En un mot, il s’est adressé de préférence à l’art spiritualiste, et je crois qu’il n’a point fait fausse route, car le tableau qu’il expose, tout pénétré qu’il soit de l’étude des maîtres anciens, est essentiellement animé de l’esprit moderne.

Œdipe et le Sphinx, c’est un bien vieux sujet ; mais il est éternel, car il est humain, et il en est peu qui soient plus actuels. Qu’est-ce que c’était que le sphinx, dont le nom sinistre (σφίγγω,