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l’homme, le grand modèle, disparaît presque complètement; au lieu d’être le but principal de l’effort des artistes, il semble être devenu je ne sais quel accessoire ennuyeux qu’on n’ose pas encore supprimer, et que l’on emploie par un reste de respect ou d’habitude qui ne tardera pas à disparaître. La peinture de paysage envahit la peinture de genre, qui elle-même envahit la peinture d’histoire : c’est une confusion singulière; chaque exposition est une image en miniature de la tour de Babel. Il y a une tendance manifeste à l’affaissement et au laisser-aller; à chaque ouverture d’un nouveau salon, on peut, depuis l’exposition universelle de 1855, le constater avec douleur. Ce n’est pas en soi-même qu’on va puiser l’inspiration, on la demande aux conseils des amateurs, aux fantaisies de la fortune, aux nécessités des appartemens, aux prédilections d’un public ignorant, mais riche. Les élèves de Rome, ceux-là mêmes qui ont reçu cette éducation académique, un peu étroite, mais sévère, qui aurait dû les former à la grande peinture, à la peinture d’histoire, ont été entraînés par le courant auquel ils n’ont point eu l’énergie de résister, et nous les voyons, pour la plupart, utiliser les études qu’ils ont faites des grands maîtres italiens à composer des tableaux de genre, des décorations plus gracieuses qu’il ne faudrait, et dédaigner absolument le but sérieux vers lequel on était en droit de les voir marcher. A quoi tient cet état de choses douloureux? A nos mœurs sans aucun doute, à l’axiome coupable : paraître c’est être, mis en pratique aujourd’hui par presque tout le monde, mais aussi à l’absence d’un artiste assez fort, assez savant, assez consciencieux, pour s’imposer de lui-même, par la seule manifestation de son talent. L’exemple manque, la direction fait défaut; la culture intellectuelle indispensable aux artistes est généralement dédaignée par eux; ils feignent d’ignorer que Michel-Ange, que Léonard de Vinci étaient les hommes les plus instruits de leur temps; ils s’imaginent qu’il suffit de savoir peindre pour être un peintre, absolument comme s’il suffisait de savoir écrire pour être un écrivain : erreur capitale et dangereuse! C’est le cerveau qui conçoit, la main n’est que son humble servante, et tout ce qui ne sort pas de lui, condensé, comparé, discuté préalablement, est frappé de stérilité. Il y a sept ans déjà que M. Théophile Gautier, qu’on n’accusera certainement pas de porter une sévérité excessive dans ses jugemens en matière d’art, a pu écrire : « Le procédé atteint un point de perfection inquiétant, car la main devient tellement habile qu’elle semble pouvoir se passer de la tête. » Nous le répétons, l’absence de direction consentie d’une part, de l’autre les élémens de dissolution que je viens d’indiquer ont créé une confusion éminemment regrettable; l’art français est en pleine licence. Il est facile de concevoir que cette licence ait troublé des esprits de bon vouloir