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la naïveté grandiose du saint ; il a tiré un bon parti des colorations rouges, noires et blanches qu’il avait su choisir avec discernement, et toute la composition, tenue dans une gamme étouffée, mais puissante, est entendue d’une façon qui n’est point commune. Des femmes de la campagne romaine, portant le costume de Rocca di Papa et de Castel-Gandolfo, sont agenouillées autour de la statue ; l’une d’elles, debout, lui baise le pied ; nous engagerons M. Bonnat à revoir avec soin le dessin de la main gauche de cette femme, il laisse à désirer sous tous les rapports et figure une pince de homard bien plutôt qu’une main. Non loin une femme agenouillée et vêtue de noir prie, la tête inclinée sur la poitrine, et forme un contraste bien rendu avec les paysannes qui l’entourent. Il y a, je crois, dans M. Bonnat, l’étoffe d’un coloriste très sérieux ; il sait peindre, comme la plupart des artistes qui ont reçu les leçons de M. Léon Cogniet ; s’il consent à placer son idéal assez haut pour n’être point satisfait de ses œuvres actuelles, s’il veut considérer que son succès d’aujourd’hui n’a rien de définitif, et ne doit que le rendre plus difficile pour lui-même, s’il ne cesse de travailler en agrandissant son horizon, s’il comprend que l’art donne d’autant plus qu’on est plus exigeant avec lui, je pense qu’il arrivera à se créer une place enviable parmi les artistes de notre temps.

Le maître charmant des colorations élégantes semble avoir eu quelque défaillance cette année ; en choisissant de parti-pris une harmonie en gris mineur, M. Fromentin n’a-t-il pas abdiqué volontairement une partie de ses qualités, qu’on devine plutôt qu’on ne les retrouve dans son tableau représentant un coup de vent dans les plaines d’Alfa (Sahara) Peut-être sommes-nous trop sévère ; accoutumé à si bien admirer la finesse de son coloris dans les gammes lumineuses, nous restons surpris et comme dérouté en présence de ce ciel sombre, charriant des nuages obscurs et couvrant d’une demi-teinte presque nocturne un groupe d’Arabes surpris par l’orage. Les chevaux se tassent les uns contre les autres, les lourds burnous des cavaliers volent au-dessus de leur tête ; les roseaux (alfa) se courbent sous la tempête qui mugit et verse ses torrents. Certes le mouvement est vrai, la scène prise sur nature est rendue avec l’habile exactitude familière à l’artiste ; mais la note qui donne le ton à cette lugubre symphonie est celle d’un cheval gris de fer, d’un cheval bleu, diraient les Arabes, et M. Fromentin a dû toujours se tenir dans des nuances froides, neutres, auxquelles il ne nous a pas habitués. Je sais que son tableau gagne en solidité ce qu’il me semble avoir perdu en coloris ; néanmoins en le regardant, et malgré moi, je regrette ces effets de lumière, ces paysages animés, ces costumes éclatans, cette limpidité d’atmosphère, cette légèreté de teintes se côtoyant sans jamais se heurter, ces