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Sur quoi mon ami lui repartit : « J’en sais bien un que vous aimez de tout votre cœur. — Oui, dit-elle, je sais ce que vous voulez dire; je le crois comme vous, mais je ne l’ai pas encore vu. Dites-moi ce qu’il est. — Il suffit, dit mon ami, qu’il mérite une couronne. »

On ne peut s’empêcher de faire de curieuses réflexions quand on songe que le comte de Saxe, ce soldat à la recherche d’un trône, a courtisé à la fois deux princesses qui l’ont aimé toutes les deux, et toutes les deux ont gouverné plus tard l’empire de Russie. Anna Ivanovna ou Elisabeth Petrovna, la nièce ou la fille de Pierre le Grand, pourquoi n’a-t-il pas épousé l’une ou l’autre en 1726? Il n’avait, ce semble, qu’à se décider et à choisir. Aimait-il mieux ne devoir son trône qu’à son mérite personnel, à son nom et à son épée? Pensait-il déjà ce qu’il dira vingt ans après à Mme de Pompadour : qu’une femme n’est pas un meuble propre à un soldat? Le souvenir de son premier mariage, le goût de l’indépendance, un certain sentiment de loyauté qu’il garda toujours au milieu de ses désordres, ce scrupule, si rare au XVIIIe siècle, qui l’empêcha plus tard de se marier avec une femme qu’il appelait divine, par cette raison qu’il était trop léger, trop libertin, pour n’avoir qu’une seule passion dans le cœur, et que la divine Ourchulla méritait une affection sans partage[1], — tous ces motifs ont-ils contribué à ralentir son ardeur et à faire échouer les combinaisons de Lefort? Ne faut-il pas se dire aussi qu’un bon chasseur ne court pas deux lièvres à la fois? Un de ces deux projets d’alliance dont on s’occupe pour lui à cette date lui sourira un jour, mais trop tard. En attendant, les événemens se précipitent en Courlande; Maurice laisse agir Lefort et sa diplomatie galante : il a un autre rôle à remplir.

Les projets de Maurice sur la Courlande avaient eu l’approbation du roi son père. Le comte de Flemming lui-même, l’adversaire jusque-là si obstiné du jeune prince, avait donné un avis favorable, II conseillait seulement, en homme pratique, de ne pas afficher des prétentions trop hautes. Maurice devait viser d’abord à un titre modeste, à une charge provisoire, que les événemens ne tarderaient pas à rendre définitive. Il fallait se contenter, disait le ministre, d’être nommé coadjuteur du vieux duc, coadjuteur pour le temps que celui-ci avait encore à vivre, coadjuteur sans ambition personnelle, sans visées ultérieures, uniquement dans l’intérêt public. On

  1. Nous citerons plus tard la lettre si curieuse, et entièrement inédite, où le comte de Saxe se peint ainsi lui-même. Elle se rapporte aux dernières années de sa vie. Nous devons la communication de ce document à l’obligeance de M. Anquez, professeur d’histoire au lycée Saint-Louis, qui en possède l’original.