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enjoué, qui se soucie peu de la pluie et du beau temps, d’une grande vivacité qui tire assez sur l’étourderie, toujours un pied en l’air et ne songeant à rien de solide, ayant d’ailleurs l’admirable talent de savoir contrefaire la démarche et les traits d’un chacun. Elle n’épargne pas même ses proches, par exemple le duc[1]. Possédant très bien le français, l’allemand passablement, elle semble qu’elle soit née pour la France, n’aimant que le brillant. Certain malicieux disait un jour qu’elle n’aurait jamais le cœur de se poignarder, si elle donnait par occasion un coup de canif au parchemin conjugal. »


Ce singulier portrait dont la ressemblance a été justifiée plus tard, — car on devine déjà dans cette enfant de seize ans celle qui sera un jour l’impératrice Elisabeth, celle que sa tête légère ne pourra pas défendre contre les périls de la toute-puissance, la femme vaine et sensuelle que la débauche rendra féroce, — ce singulier portrait avait bien quelque chose d’inquiétant. Le diplomate saxon devait être persuadé cependant qu’il ne déplairait pas à Maurice, puisqu’il le lui envoyait précisément afin de stimuler son ambition. Que de choses en effet dans ce mariage ! Sans parler des chances possibles en Russie, quel moyen d’assurer sa souveraineté de Courlande! L’impératrice Catherine, en mariant sa fille au comte de Saxe, n’aurait plus d’autre candidat que son gendre à cette couronne si convoitée; au besoin, elle lui prêterait l’appui de ses armes. Lefort, encouragé par Maurice, commença donc le siège de la place; il s’agissait d’enlever le cœur et l’imagination de la princesse Elisabeth, car on savait bien qu’une fois amoureuse du héros parisien elle avait assez d’audace et de persévérance pour surmonter tous les obstacles.

Le siège fut si bien mené, la place si habilement investie, que l’ennemi se rendit au premier feu. Elisabeth était folle de Maurice; elle appelait avec impatience, avec démangeaison, c’est le mot employé par Lefort, l’occasion de le voir, de le connaître, de le comparer à l’idéal qu’elle s’en faisait. Ne viendrait-il pas bientôt à Saint-Pétersbourg? « Un désir russe, a dit Mme de Staël, suffirait pour faire sauter une ville. » Il y a quelque chose de cela dans l’impatience d’Elisabeth. Lefort nous raconte une conversation dans laquelle un de ses amis (un seigneur ou une dame de la cour, on ne sait lequel) recueillit à ce sujet des confidences assez expressives. Elisabeth lui disait avec feu : « Je ne veux pas imiter les princesses, qui d’ordinaire sont victimes des raisons d’état; je veux me marier suivant mon goût et épouser celui qui me plaira. Je serai pourtant toujours qui je suis et aurai la satisfaction d’aimer celui que j’épouserai[2]. »

  1. Le duc de Holstein-Gottorp, mari de la grande-princesse Anna Petrovna.
  2. La phrase est obscure par suite d’une construction plus allemande que française; le mot pourtant, employé de cette façon, est tout à fait germanique. Ich werde doch immer sein was ich bin... Il faut dire en français, pour être clair : « Je ne cesserai pas d’être ce que je suis, et de plus j’aurai la satisfaction, etc. »