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il y a bon moyen d’y apprendre quelque chose, il y en a de même d’oublier ce que l’on a appris. » Pendant que Frédéric-Auguste songeait à établir Maurice à la cour de France, Maurice était déjà installé à Paris, plus occupé de ses plaisirs que de sa carrière, engagé dans le tourbillon de la régence, si bien que le ministre de Saxe à Paris, M. le comte de Watzdorf, demandait secrètement à Frédéric-Auguste s’il ne serait pas sage de le faire partir pour Dresde au plus tôt. Le roi fut d’un autre avis; il se contenta d’envoyer ses ordres à Maurice, « lui défendant de se livrer au jeu, de fréquenter les petits maîtres, s’il voulait conserver ses bonnes grâces,» et l’autorisant d’ailleurs à séjourner en France. Quelques mois après, le colonel saxon, fils du roi de Pologne, recevait du régent le titre de maréchal de camp dans l’armée française avec un traitement de dix mille livres. Le brevet porte la date du 9 août 1720.

Ce titre, dans l’organisation militaire de l’ancienne France, n’empêchait pas de remplir les fonctions de colonel. Les officiers-généraux aimaient à conserver en tout temps des bataillons sous leurs ordres, et l’on voit encore la trace de cet usage dans les armées allemandes, où des souverains même commandent des régimens. Maurice voulait occuper ses loisirs et s’entretenir la main; il lui fallait un régiment comme au cavalier sa monture. Seulement une monture comme celle-là coûtait fort cher. Les archives de Dresde nous donnent quelques détails assez curieux sur l’acquisition du régiment de Greder[1] par le jeune maréchal de camp. Un des actes conservés aux archives parle d’une somme de trente-cinq mille thalers, environ cent quinze mille francs de notre monnaie; mais d’autres pièces du temps indiquent un prix bien plus élevé, un prix fabuleux vraiment, et qui montre bien chez Maurice l’ardeur impatiente du soldat non moins que la prodigalité du fils de roi. « Il achète en grand seigneur, » écrit un des correspondans du comte de Flemming, et Flemming, scandalisé de cette folie, répond avec aigreur : « Ce sera apparemment de la bourse du roi que le comte de Saxe entend payer ledit régiment; passe si l’écu est compté à trois livres de France, mais si ce sont de nos bons écus, je dirai : à ce prix-là, nous aurions pu le faire ici lieutenant-général et lui donner même deux régimens. » A qui Flemming tient-t-il ce langage? Voilà des paroles menaçantes pour Maurice. Il faut pourtant que le comte de Saxe obtienne du roi le prix qu’il a offert, car si la somme n’est

  1. C’était un régiment d’infanterie allemande illustré en plus d’une bataille par l’audace et la tactique de son chef; Maurice, au premier chapitre des Rêveries, signale les charges victorieuses de M. de Greder. On répugne à croire que ce vaillant soldat ait négocié lui-même avec Maurice de Saxe. Ne seraient-ce pas plutôt ses héritiers qui auraient cherché à tirer parti de l’impatience du jeune comte? Quoi qu’il en soit, l’âpreté du vendeur est manifeste.