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cherait vainement un spectacle semblable dans le pauvre village de la région inférieure habité par les métayers; mais, on le comprend, il ne peut sortir des mains du cultivateur, qui ne saurait avoir les qualités de l’ouvrier spécial, que des outils mal faits, appropriés imparfaitement à leur destination et arrêtant la consommation des instrumens plus perfectionnés. Cette concurrence repousse du village les charrons et les forgerons habiles, et les agriculteurs qui veulent innover sont obligés de les établir eux-mêmes à grands frais. La routine a cédé néanmoins devant l’abaissement des tarifs, qui a permis dès 1853 d’introduire en Savoie, à des prix modérés, les instrumens agricoles du dehors; mais c’est surtout après l’exposition de Chambéry de 1863, qui a montré à la Savoie ce que la mécanique agricole a produit de plus parfait, que le goût des nouveaux modèles s’est répandu parmi les propriétaires. Devant les instrumens perfectionnés qui s’introduisent partout sur les fermes de quelque importance, le petit cultivateur commence à trouver bien insuffisant l’outillage rudimentaire sorti de ses mains ou de celles de l’ouvrier du village, qui ne sont guère plus habiles. Ce qu’on cherche maintenant en Savoie, c’est une charrue de montagne, applicable au sol en pente, légère et d’un faible tirage, qui retourne le sillon en amont pour combattre le mouvement des terres, et qui supprime la pratique pénible du transport en usage sur les dix-neuf vingtièmes de la superficie cultivée du pays. Les grandes fabriques françaises qui ont exposé au concours régional de Chambéry, attentives seulement aux besoins de l’agriculture des pays unis, n’ont pas dirigé leurs efforts d’invention sur la mécanique exigée pour un sol tourmenté et montueux, et aucun de leurs nombreux modèles n’a réalisé pleinement les conditions spéciales de la charrue que demande la Savoie.

La spécialité des produits est en agriculture ce qu’est la division du travail en industrie, la condition essentielle du progrès. Chaque pays a la sienne donnée par le sol, le climat et le débouché. Le secret de la prospérité agricole est de la trouver et de s’y renfermer. La spécialité de la Savoie est donnée par son relief, ses vallées humides, qu’arrosent les mille torrens des Alpes, ses montagnes aux pentes gazonnées, aux vastes pâturages, et par la nature de son sol, partout propre à la production fourragère et qui partout, à tous les degrés d’altitude, appelle la méthode des prairies naturelles et artificielles : c’est l’élève du bétail qu’elle doit poursuivre et perfectionner, c’est à devenir l’étable de la France qu’elle doit aspirer, — non pas l’étable d’engraissement, car ses conditions physiques, son sol déchiré sur plusieurs points, dénudé sur d’autres, appauvri et peu plantureux dans les sommités, ne lui permettent pas de donner à l’engraissement un grand développement, — mais l’étable de reproduction du bétail, un atelier de jeunes générations bovines.