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qu’elle porte dans sa situation intérieure économique et religieuse les causes du mécontentement; comme l’Irlande, elle est lente à se mouvoir, à se tourner vers les sources nouvelles de production quand les anciennes viennent à tarir; comme l’Irlande enfin, elle souffre dans son agriculture des charges hypothécaires qui pèsent sur le sol. L’annexion, en introduisant en Savoie la procédure française, plus rapide, plus expéditive que la procédure sarde, a commencé la délivrance des propriétés encombrées d’hypothèques, et les nouveaux tribunaux remplissent l’office de la cour des incombered estates établie en Irlande après la grande famine ; mais cette délivrance est douloureuse pour la propriété foncière, prise entre les charges hypothécaires anciennes et les exigences nouvelles du travail agricole, qui veut être plus rémunéré que par le passé. La terre se dégage péniblement par les mutations volontaires ou forcées, par les ventes et les expropriations. Une véritable liquidation foncière s’accomplit en ce moment. La crise sévit plus particulièrement dans la région basse où le propriétaire de la terre n’est pas celui qui la cultive, tandis qu’elle est moins sensible dans la région haute, où domine le système d’exploitation par le propriétaire lui-même. Cependant cette crise dont quelques esprits s’alarment est en définitive salutaire : elle ramène les prix de vente à un niveau normal où le capital représenté trouve un intérêt équitable sans écraser le métayer et le fermier; enfin elle fait passer la terre en des mains plus fortes, mieux fournies du capital d’exploitation, qui impriment à l’agriculture un nouvel élan. Aucune mesure ne saurait l’arrêter du reste, car elle a pour origine la fuite des capitaux placés en hypothèques, qui se retirent de la terre et cherchent l’emploi industriel ou commercial et la rente que leur offre le nouvel ordre de choses. il n’est pas possible que beaucoup de fortunes mal assises ne soient point foulées par le poids écrasant de ces 324 millions d’hypothèques qui se déplacent lourdement, péniblement, et cherchent un autre centre de gravité. Le nouveau régime accélère par la rapidité de la procédure ce mouvement de mutation, mais il n’en est pas la cause, comme on est tenté de le croire en Savoie.

La procédure française, plus rapide et surtout plus coûteuse que la procédure sarde, rend un autre service à l’agriculture : elle refroidit le zèle ruineux pour les procès qui caractérise les populations rurales de la Savoie. L’esprit processif qui les afflige est un triste héritage des événemens, des changemens de régime par lesquels la Savoie a passé. Les brusques mouvemens politiques qui enlèvent en un jour une population à ses habitudes, à ses mœurs et à ses lois ont toujours un funeste contre-coup sûr sa moralité, lors même que ce qu’on lui rend serait supérieur à ce qu’on lui enlève. Tel ne fut pas le cas de la transition de 1815. La restauration ramena la Sa-