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Strabon placent un peuple séparé des Allobroges, le peuple des Centrons, ces énergiques montagnards qui, avec leurs alliés du versant italien, résistaient encore à la domination romaine quand les Allobroges et les autres peuples en-deçà et au-delà des Alpes étaient domptés depuis longtemps. Mais l’abaissement de la taille moyenne n’enlève rien à la force corporelle. L’habitant de la Tarentaise, marcheur intrépide, gravit ses montagnes avec une lourde charge sur le dos, et entreprend à pied et le bâton à la main des voyages étonnans. C’est l’émigrant le plus hardi de la Savoie. Avant l’invention du chemin de fer, il franchissait tout d’un trait la distance entre Paris et le mont Iseran, et, comme témoignage de la solidité de son jarret et de la vaillance de son cœur, il raconte avec orgueil, à la veillée du village, le tour de force prodigieux de ces anciens émigrans qui, ramenés au pays par les beaux yeux de leur fiancée dont la fidélité leur inspirait des craintes, arrivaient de Paris à l’improviste, le soir, frappaient trois coups à la fenêtre de la chaumière suspendue au versant des Alpes, et le matin reprenaient le chemin de la grande ville, à pied, le bâton à la main, comme ils étaient venus.

Les traits de force et de santé qui éclatent dans la population des hauteurs s’effacent dans celle des vallées profondes et encaissées. C’est ici que règne le crétinisme, cette terrible affection du système cérébro-spinal qui dévaste le corps et l’intelligence, bouleverse les formes extérieures, éteint le rayon divin de l’âme et détruit tout ce qui fait la gloire, la beauté et la dignité du type humain. Rien n’est plus triste que la vue d’un crétin : cette tête difforme et grimaçante surgissant péniblement d’un cou énorme sur un corps diminué de moitié, ou bien ce corps allongé supporté par des jambes grêles qui impriment un balancement étrange à toute la charpente, ces yeux sans regard qui suivent longuement l’objet qui les frappe, cette langue épaisse qui remplit la bouche et déborde sur la lèvre pendante, tout cet ensemble de lignes heurtées et bouleversées, où la nature à chaque trait semble avoir manqué son œuvre, laisse dans l’esprit une impression qu’on n’oublie pas. Ce qui ajoute à l’étonnement pénible qu’on éprouve devant le crétin, c’est le contraste de la force et de la vie que la nature déploie dans les vallées où il apparaît; autour de lui, la terre jette une végétation puissante, se couvre de plantes colossales; les châtaigniers et les noyers aux rameaux vigoureux et sains, les vignes, les cultures et les forêts, échelonnées sur les deux versans, forment un cadre magnifique au fond duquel se meut lentement la triste ébauche humaine.

Trois vallées en Savoie sont particulièrement infectées, celles de l’Arc, de l’Isère et de l’Arve, et le nombre des individus atteints à