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nom de la foi et pour rompre tout lien avec les ennemis du Christ. Jusqu’à Raymond Lulle et jusqu’à Sanuto, ce n’était point un système de guerre commerciale que l’Europe songeât à appliquer à l’Orient. Raymond Lulle est le premier qui prêcha le blocus continental contre l’Egypte, et qui voulut établir directement avec les Indes le commerce de l’Europe, comprenant que c’était le commerce de transit qui faisait la richesse de l’Egypte et la puissance du soudan. Sanuto reprit le plan de Raymond Lulle ou le conçut lui-même et en fit un système complet de conquête et de politique.

Tout le système de Sanuto roule sur la situation géographique de l’Égypte, et personne avant lui, au moyen âge, n’avait jeté un regard plus pénétrant sur cette situation. Les isthmes, qui font à la fois la séparation et la réunion des différentes parties du monde, ont toujours eu une grande importance dans l’histoire des nations. Or, comme le dit Leibnitz dans le projet de conquête de l’Egypte qu’il proposait à Louis XIV, l’Egypte renferme « l’isthme principal du monde qui sépare les plus grandes mers, l’Océan et la Méditerranée, et qu’on ne saurait éviter sans faire le tour des sinuosités de toute l’Afrique. C’est le lien, la barrière, la clé, la seule entrée possible de deux parties du monde, l’Asie et l’Afrique. C’est le point de contact, le marché commun de l’Inde d’une part, de l’Europe de l’autre. Je conviens que l’isthme de Panama, en Amérique, pourrait rivaliser avec lui, si cette partie du monde était aussi fertile et si les autres richesses lui étaient prodiguées avec la même abondance[1]. » Leibnitz a raison de croire que l’importance politique des isthmes tient à la civilisation et à la richesse des contrées que séparent et que réunissent ces isthmes. Il y a peut-être dans le monde, si toutefois le monde renferme encore des pays que l’œil de l’homme n’ait pas visités, il y a peut-être des isthmes aussi importans, géographiquement parlant, que l’isthme de Suez et l’isthme de Panama ; mais s’ils ne touchent pas à des pays riches et civilisés, s’ils unissent des contrées désertes ou barbares, ces isthmes ne sont rien aux yeux de la politique. Du temps de Leibnitz, l’Amérique était loin d’avoir la richesse et la civilisation qu’elle a de nos jours : aussi qu’était-ce alors que l’isthme de Panama ? Songez à ce que les progrès de la Californie ont ajouté à l’importance de cet isthme. C’est l’homme, ce sont ses efforts et ses succès qui font la fortune des lieux. Le monde matériel ne vaut que par les progrès du monde moral, il en suit les vicissitudes. Voyez l’isthme de Corinthe : quand la civilisation était encore concentrée dans le bassin oriental de la Méditerranée et avait peine à s’étendre dans le bassin occidental,

  1. Voyez le tome V des œuvres de Leibnitz, édition de M. Foucher de Careil, Projet de conquête de l’Egypte, p. 47.