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tenue et cachée sous la dure enveloppe du caractère savoyard. Le courant d’émigration automnale emporte les petits propriétaires-cultivateurs que l’hiver va réduire à l’inaction, et les ramène presque tous au printemps. Alors se forme un second courant qui puise parmi la population ouvrière et entraîne principalement les ouvriers en bâtimens, les robustes bras qui taillent, polissent, portent et entassent le marbre et la pierre.

Les peuples des Alpes ont un goût prononcé pour la pierre : dès l’enfance aux prises avec elle, ils l’ont fait sauter pour déblayer le champ de culture, pour tracer le sentier au flanc de la montagne et pour extraire le minerai ; doublement exercés au dur labeur, et comme agriculteurs et comme mineurs, ils accourent partout où il y a du marbre à tailler, des pierres à entasser et des terres à remuer. Le Piémont est au-delà des Alpes le grand foyer d’émission de cette force musculaire qui démolit et rebâtit les villes, creuse les tranchées et les tunnels, éventre les montagnes pour en extraire les minéraux ou frayer un passage à la locomotive. De ce côté, le foyer est situé au pied du Mont-Blanc, dans les hautes vallées du Chablais et du Faucigny. La population est presque tout entière adonnée aux gros travaux du bâtiment, et chaque année elle s’écoule sur les pays où cette industrie est florissante. Le travail la sollicite de toutes parts à l’émigration, car il ne s’est jamais remué autant de pierres ni brassé autant de mortier depuis l’époque impériale de Rome.

Le courant général a eu ses phases singulières de croissance et de décroissance. Il tarit presque entièrement pendant la révolution française : seuls, les nobles et les prêtres prirent le chemin de l’émigration ; mais les classes inférieures répandues en France se replièrent vivement vers leurs montagnes, où la terreur les retint pendant la tourmente révolutionnaire. La Savoie étant devenue française, les levées en masse et les grandes conscriptions diminuèrent la partie mobile de la population. On cherchait à se soustraire au service militaire en fuyant dans les retraites inaccessibles des Alpes, où le réfractaire menait une vie à demi sauvage, vivant du lait que ne refusait jamais la ménagère, habitant l’hiver sous le chalet désert, où par prévoyance des provisions avaient été oubliées, toujours exposé à se perdre dans les neiges ou à tomber entre les mains du gendarme et du municipal. Tous ces réfractaires, qui formaient une classe à part dont on raconte encore aujourd’hui les souffrances et les dangers, reprirent le chemin de l’émigration en 1815, quand la paix fut rendue au monde, heureux de respirer librement, mais pauvres, ruinés, et obligés d’aller demander du travail à la France, qui avait besoin de bras. L’émigration de la Sa-