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IV.

La population rurale offre des traits de mœurs, un tour d’esprit et des caractères physiques et moraux qui semblent obéir aussi, comme les zones de végétation et de culture, à la loi de l’altitude barométrique et du climat : l’activité, le bien-être, l’instruction, baissent en descendant les versans, et l’on pourrait établir un curieux parallèle entre la dégradation barométrique et celle de la condition des hommes adonnés au travail de la terre. L’élévation du niveau de l’instruction dans la région supérieure est mise hors de doute par la statistique. La proportion des enfans qui ne savent ni lire ni écrire était en 1844 de 20 pour 100 dans les cantons de la montagne situés entre 900 et 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, tandis qu’à la même époque elle s’élevait à 70 dans les cantons privilégiés de la plaine, entre 200 et 600 mètres. Les statistiques publiées chaque année par les inspecteurs de l’instruction primaire sous le régime libre font ressortir la même différence. Cette supériorité dans les hautes vallées s’explique par la longueur des hivers, qui permet d’envoyer les enfans à l’école pendant que la terre est couverte de neige, et par ce curieux mouvement de population dont nous avons déjà observé l’action puissante sur la division de la propriété, à savoir l’émigration, beaucoup plus intense dans le haut pays que dans la région basse, qui rompt les routines et les usages locaux par l’incessante importation des idées et des usages du dehors, ouvre l’esprit des habitans et leur fait apprécier le bienfait de l’instruction.

Ce mouvement est un des faits les plus saillans de la vie rurale en Savoie. Il acquiert sa plus grande intensité en automne, au début de l’hiver. La récolte est alors toute rentrée, les travaux des champs sont achevés, et le bétail est descendu du chalet; la neige, qui a déjà fait plusieurs fois son apparition sur les sommets, couvre maintenant les toits du village, qui se confondent avec l’étendue blanche et uniforme. Que faire au logis pendant les longs mois d’hiver? Un matin, le village s’anime; des cris et des chants retentissent sans réveiller l’écho endormi sous l’épaisse couche de neige; on se met en route par bandes que rassemble le même métier ou la même direction ; les enfans regardent du pas de la porte avec envie, les femmes avec tristesse, en retenant une larme. Souvent celles-ci accompagnent jusqu’à la ville voisine un mari ou un fiancé, un fils ou un frère, et là, sur la route, à l’embranchement des chemins, on peut saisir furtivement des scènes muettes de séparation, mais d’une émotion d’autant plus vraie et plus profonde qu’elle est con-