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de l’indigence. La chèvre est le soutien de la famille pauvre, la nourrice, la véritable nourrice de l’enfant, qui n’en a souvent pas d’autre. Comment proscrire cette seconde mère, que j’ai vue couchée sur le flanc devant la misérable cabane des Alpes, pendant que l’enfant en haillons sordides se roulait sur son pis raidi par le lait? Il est des lois auxquelles on n’obéit pas malgré leur évidente utilité générale. La France compte déjà un grand nombre de ces lois que l’intérêt public approuve et réclame, mais qui froissent ce qu’il y a de plus humain dans l’homme. Le nombre des chèvres ne peut être réduit justement que par l’augmentation progressive des brebis, dont le lait entre aussi dans l’alimentation du pauvre, et surtout par l’augmentation du nombre des vaches, qui marquent exactement le degré du progrès agricole d’un pays.

Un petit insecte ailé mérite d’être compté dans la faune de rente qui vit sur le sol de la Savoie : c’est l’abeille, la messagère de vie qui porte sur son aile le pollen fécond de la flore alpine, l’ouvrière industrieuse, l’artiste habile d’un miel exquis qui forme pour la Savoie une branche importante de revenu. Et toutes ces fonctions, elle les remplit sans qu’il en coûte rien au propriétaire, car pour l’abeille il n’est point de division de propriété, point d’obstacle ni de clôture qu’elle ne franchisse à la satisfaction de tout le monde. La terre avec toutes ses fleurs est son domaine, et le propriétaire du rucher peut se dire le propriétaire universel de la contrée mesurée par la puissance du vol de l’abeille. Par elle, il prélève un impôt sur toutes les propriétés des environs, impôt du reste largement rendu par l’œuvre utile de fécondation artificielle que l’abeille opère dans la plantation qu’elle aime; mais sa préférence est pour l’extrême flore alpine : elle va faire son butin sur les hauteurs inaccessibles du Mont-Blanc et des autres sommités de la chaîne centrale. Cette préférence que l’abeille montre pour la flore des hauts sommets a fait adopter en Savoie un singulier système d’apiculture, qui consiste à faire suivre à l’abeille le même mouvement de migration aux montagnes qu’à la vache et au mouton, mais beaucoup plus haut : on porte la ruche au chalet d’abord, puis, lorsque la saison est plus avancée, on va la suspendre jusque sur les épaules du géant des Alpes, dans quelque anfractuosité de la masse granitique du Mont-Blanc, du Petit-Saint-Bernard ou de l’Iseran. Sur ces hauteurs désolées, dans des vallées sauvages, sont situés des espaces de terrain que l’abeille seule connaît, des oasis perdues au milieu des neiges et des glaciers, où le soleil de juillet fait pousser une flore étrange que la science n’a pas encore entièrement classée. C’est sur ces fleurs qu’elle puise ce miel qui porte dans le commerce le nom de miel de Chamonix, blanc comme les neiges du milieu