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de l’abîme. Quand la Savoie n’avait pour toute voie de communication que l’effroyable chemin dont on se souvient encore, coupé de fondrières, creusé par le torrent et obstrué de blocs de rocher, le mulet était le véhicule indispensable des produits agricoles, et l’industrie mulassière avait une plus grande importance qu’aujourd’hui. Elle produisait non-seulement pour les besoins du pays, mais encore pour la France, l’Espagne et le Piémont. Les marchands français du Briançonnais venaient acheter en Savoie les élèves du premier âge, dont ils achevaient l’éducation et qu’ils revendaient aux muletiers espagnols. Ce débouché ayant été fermé, après 1815, par l’élévation du tarif français, cette industrie est entrée dès lors dans sa période de décroissance; la consommation intérieure elle-même a diminué à mesure que l’affreux chemin d’autrefois a été remplacé par des voies de communication plus commodes. Cependant le mulet domine encore dans le travail de la terre et les transports de la partie la plus montagneuse de la Savoie. C’est lui qu’on rencontre le plus fréquemment attelé au chariot de montagne, à la charrue, ou portant sa lourde charge sur le dos dans les vallées qui conduisent au Mont-Blanc, au Petit-Saint-Bernard et au Mont-Cenis.

Deux autres espèces d’animaux domestiques peuplent la Savoie : le mouton, que l’on croit aussi nombreux que la population humaine, et la chèvre, cette race nuisible que tous les gouvernemens se sont efforcés de parquer dans de justes limites. La race ovine se reproduit dans la région basse et s’engraisse dans la région haute, à l’inverse de la race bovine, qui suit un mouvement opposé depuis quelques années. Le berger de la montagne arrive au printemps sur les foires, ramasse les petits lots nés dans la plaine et s’en compose un grand troupeau qu’il conduit aux pâturages les plus élevés. Le mouton va brouter la première herbe qui pousse au bord de la neige, à plus de 3,000 mètres d’altitude. A l’aube du jour, le berger souffle dans la grande corne de bœuf ou de bélier et en tire un son rauque qui retentit sur le flanc de la montagne, et de tous les chalets dispersés au loin s’échappent les flots pressés des moutons qui viennent se réunir sous sa garde unique. Ils escaladent les hauteurs en broutant avidement l’herbe humide de la rosée du matin. Le temps qui s’écoule entre le lever et la chaleur plus intense du soleil est bien employé par toutes ces petites bouches obstinément fixées au gazon de l’alpe sauvage; mais, dès que le rayon frappe plus ardent sur le faible cerveau du mouton, il éprouve une sorte de stupeur particulière à la race ovine, il cherche l’ombre et la fraîcheur à l’abri d’un angle de rocher, la tête traînante, la bouche oisive, l’un pressé contre l’autre, et si le soleil, tournant à l’horizon, le frappe de nouveau, chacun cherche l’ombre de son voisin pour