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toire de l’autre. La première rencontre est toujours hostile. Deux troupeaux de moutons ne sauraient s’aborder pour la première fois sans se battre. Chacun trouve à l’instant son adversaire, les têtes se choquent sur toute la ligne, et du bruit des cornes heurtées retentit l’écho du rocher voisin; mais l’animosité est promptement abattue; après le premier choc, les deux camps ennemis se confondent dans une mêlée fraternelle et se remettent à brouter l’herbe en commun.

La vache donne son lait et son veau, les deux sources de revenu les plus abondantes de la Savoie. La manipulation du lait en est encore aux procédés primitifs dans bien des chalets. La vieille routine consiste à écrémer le lait pour composer le beurre, à le faire cailler ensuite pour composer un fromage qui porte divers noms suivant les montagnes, et enfin à tirer du résidu un troisième produit de qualité inférieure qui est consommé dans la famille. L’espèce d’association qui le met en commun pour en tirer un produit approprié aux besoins du commerce a pénétré avec une extrême lenteur parmi la population pastorale. Née en Suisse, dans le pays de Gruyères, l’association pour la fromagerie avait déjà envahi le versant français des montagnes, les départemens du Doubs, du Jura et de l’Ain, qu’elle n’avait pas encore franchi le lac Léman. La première s’est constituée à Douvaine sur la plaine du Chablais en 1824; de là elle a pénétré dans les montagnes, et aujourd’hui on fabrique partout, soit par association, soit par chalet isolé, ces fromages dits gruyères qui trouvent dans la consommation générale un débouché toujours ouvert. Bien des essais de fromagerie n’ont point réussi parce que la Savoie n’a pas encore formé de bons fromagers du pays : après quarante ans de fabrication, elle est encore tributaire de la Suisse, et toutes ses fromageries de quelque importance sont gouvernées par des fruitiers venus de Berne et de Fribourg. Ils s’entourent de mystères, de formules et de procédés cabalistiques, afin que leur métier ne puisse être embrassé par des Savoyards, et ils conservent ainsi le monopole de la fabrication. Le gruyère de Savoie est d’une pâte plus sèche que. celui du Jura et de la Suisse parce qu’on le dépouille trop soigneusement de sa partie butyreuse. Il trouvait avant l’annexion un débouché assuré sur le Piémont et l’Italie, où l’on préférait cette façon économique; mais il a fallu changer de procédé pour gagner la faveur du nouveau marché, et la transition ne s’accomplit pas sans crise. Dans les localités où l’on sacrifie la production du beurre à celle du fromage, on obtient des produits délicieux, comme les pâtes molles du Chablais et des Beauges, appelées vacherins, qu’on enferme dans un cylindre d’écorce de cerisier ou de bouleau. Pour l’exportation, on empile ces formes d’écorce contenant la substance grasse, presque liquide, dans des barils oblongs en bois de