Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Laissez-moi, disait le roi d’Angleterre, achever mes guerres avec l’Ecosse. » L’Italie était livrée aux dissensions de ses républiques ; les papes n’étaient plus à Rome, mais à Avignon, et là, mêlés de plus près aux agitations du continent, ils trouvaient que l’Europe occidentale avait autre chose à faire qu’à conquérir l’Orient. Le pape Jean XXII, en 1318 et 1319, écrivait aux rois de France et d’Angleterre pour les détourner d’un projet de croisade. Alors Sanuto s’affligeait et s’indignait dans ses lettres de voir les princes d’Occident oublier l’Orient. « Ô douleur ! s’écriait-il, ils s’endorment au lieu de veiller à la grande et sainte affaire, ils s’endorment les yeux pleins de la poussière des possessions mondaines !… Depuis le plus grand jusqu’au plus petit, tous dorment contre cette sainte cause, préférant les choses temporelles aux choses célestes. » Enfin, découragé et désespéré, il se rabattit à demander aux princes d’Occident d’envoyer six ou sept vaisseaux pour défendre la Petite-Arménie[1], obtint à peine quelques secours, et mourut en 1329, laissant son livre comme une protestation contre l’égoïsme et l’imprévoyance des princes d’Occident.

C’est ce livre dont nous devons étudier rapidement l’esprit.

Le Secreta fidelium Crucis de Sanuto a ceci de curieux qu’à en prendre les principales propositions, il n’y a rien dans cet ouvrage qui ne date des temps antérieurs, et pourtant l’esprit qui l’anime est tout à fait nouveau. Avant Sanuto, il y avait eu des princes chrétiens, saint Louis par exemple, qui avaient voulu conquérir l’Egypte pour s’assurer la possession de la terre sainte. Avant Sanuto, il y avait eu des princes chrétiens qui avaient interdit à leurs sujets certains objets de commerce avec l’Egypte. Dès le Xe siècle, les Vénitiens avaient défendu de porter aux infidèles du fer, du bois ou des armes. Godefroi de Bouillon, quand il fut roi de Jérusalem, avait renouvelé cette défense. Dans le concile de Latran, en 1179, Alexandre III avait déclaré que les chrétiens qui portaient aux Sarrasins des armes, du fer, des bois de marine, ou qui s’engageaient sur leurs navires comme pilotes, encouraient l’excommunication, et que leurs biens pouvaient être confisqués par les princes séculiers et leurs personnes réduites en esclavage. Il n’y avait pas là cependant une interdiction générale de commerce avec les infidèles, ou si cette interdiction était proclamée dans quelques circonstances, c’était au

  1. Sanuto comprenait admirablement l’importance de cette Arménie du Taurus, et il disait dans le Secreta fidelium Crucis : « Entre l’Asie-Mineure et les pays soumis au Soudan d’Egypte se trouve l’Arménie. Si le soudan parvenait à la conquérir, l’empire du Soudan et les principautés des Turcs et des autres Sarrasins qui sont dans l’Asie-Mineure seraient contiguës l’une à l’autre, se soutiendraient mutuellement, et alors pourraient aisément résister aux Tartares maîtres de la Perse et de la Chaldée. » C’est en 1325 seulement qu’Othman s’empara de Brousse. Avant cette époque, l’Asie-Mineure était morcelée entre plusieurs principautés musulmanes.