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milieu de laquelle se dresse l’appareil de la pompe à purin. Ce détail est toute une révélation sur le progrès agricole, car tel engrais, telle agriculture; point d’engrais abondant sans un bétail nombreux, point de bétail nombreux sans une rotation largement remplie par le fourrage artificiel et les racines.

Mais au milieu de ce mouvement agricole remarquable la condition du paysan demeure stationnaire. Cela tient sans doute à son caractère, à son esprit de routine et à l’espèce d’esclavage moral que lui imposent son ignorance et ses préjugés; puis d’autres causes ont été et sont encore à l’œuvre pour entraver le progrès et l’élévation de la classe rurale. Il fut un temps, qui n’est pas très éloigné, où les grands propriétaires de la Savoie ne montraient nul empressement à faire instruire les enfans de leurs métayers, où le clergé, qui avait dans ce pays une autorité moins contestée qu’ailleurs, ne s’en servait pas pour presser la population rurale d’entrer à l’école. Lorsque le régime libre vint sonder la plaie de l’ignorance, elle fut trouvée plus grande dans les districts où dominait la grande propriété, et où l’influence du clergé et des corporations religieuses était le plus solidement assise. Dans l’arrondissement de Chambéry, la statistique de 1848 trouva 92,275 habitans ne sachant ni lire ni écrire, et 26,144 sachant lire seulement sur une population de 152,739 âmes. L’ignorance était particulièrement accumulée sur le cours inférieur de l’Isère et sur les deux côtés de la montagne de l’Épine et du Chat. Le recensement de cette époque établit un fait curieux : la génération rurale de 1815 à 1848 était complètement illettrée dans le bassin de Chambéry, et les noms marqués dans les cahiers du recensement comme sachant lire et écrire étaient tous des vieillards qui avaient passé par l’école avant le retour de la Savoie à ses anciens souverains. Aujourd’hui encore la génération de 1815 tranche par son ignorance sur la jeune génération, qui a profité du magnifique mouvement d’instruction provoqué par le régime parlementaire de 1848 à 1860 : 504 communes sur 630 étaient dépourvues d’écoles à l’avènement de la liberté constitutionnelle. Il était de bon ton parmi les grands propriétaires de laisser le paysan dans l’ignorance, et plus d’un hobereau campagnard a réprimandé son fermier pour avoir envoyé ses enfans à l’école fondée par le régime libre.

Le passé pèse encore sur la population rurale, et il est nécessaire d’en tenir compte pour préciser sa condition présente. Elle s’est à peine réveillée d’un long engourdissement intellectuel qui ralentit le travail et le progrès agricoles. Les anciennes prétentions, les anciennes influences sociales dominantes sous le régime absolu, neutralisées un moment par le statut de Charles-Albert, sont loin