Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le chrétien fervent qui même n’a jamais voulu se marier, afin de se consacrer entièrement, comme il le dit dans une de ses lettres, à la recouvrance de la terre sainte[1]. Il y a l’Italien et le Vénitien ; il y a le voyageur en Orient, il y a aussi le commerçant, il y a enfin le publiciste et le politique. Ces différens personnages s’unissent, se fondent ensemble et donnent à Sanuto une physionomie caractéristique.

C’était pour lui, comme chrétien, une douleur extrême de songer que les princes abandonnaient l’idée de reconquérir la terre sainte. Il avait en commençant mieux espéré de leur zèle ou de leur ambition. Allant, comme faisait de son côté Raymond Lulle, dans toutes les cours, s’adressant aux papes, aux rois, aux princes, aux grands seigneurs, il n’avait pas eu de peine à les convaincre que la seule manière de détourner les périls qui menaçaient l’Occident, c’était de reconquérir la terre sainte. Il leur avait proposé ses plans de guerre et de conquête, qu’ils avaient adoptés ; c’était même lui, ils le lui disaient au moins, qui devait tout conduire et tout diriger dans cette guerre ; c’était lui aussi qui devait gouverner l’Orient chrétien, une fois reconquis. Sanuto promettait à Philippe le Bel, s’il adoptait ses plans, d’avoir aisément la seigneurie du monde el de gagner le paradis[2]. À qui lui faisait espérer le ciel et surtout l’empire de la terre en attendant, Philippe le Bel donnait volontiers l’administration de cet empire. Sanuto d’ailleurs comptait gouverner l’Orient chrétien en serviteur zélé de l’église : il y aurait des inquisiteurs qui disciplineraient le peuple aux bonnes mœurs, puniraient les hérétiques et empêcheraient les croisés de retomber dans les désordres qui avaient perdu leurs devanciers. Économiste en même temps que théologien, Sanuto voulait que dans cet état reconquis il y eût la liberté du commerce, et que le pape, en accordant la rémission des péchés, y fît venir des colons à qui on donnerait des terres : beaux plans de gouvernement et de société, quoique l’inquisition d’église et d’état que Sanuto voulait fonder dans sa vice-royauté m’eût détourné d’aller m’y établir ! Quelles belles heures d’espérances ou de rêves dut avoir Sanuto quand il voyait ses projets accueillis au commencement par les papes et par les princes ! Mais bientôt vinrent les embarras, les obstacles, les délais, les préférences données à d’autres pensées ou à d’autres passions. « Laissez-moi, disait Philippe le Bel, finir mes démêlés avec Boniface VIII.

  1. L’ouvrage de Sanuto est inséré dans le Gesta Dei per Francos de Bongars. Il y a aussi dans le même ouvrage une grande partie des lettres de Sanuto. Le Secreta fidelium Crucis a été le sujet d’une thèse fort intéressante et fort curieuse présentée à la Faculté des Lettres de Paris en 1855 par M. Postansque, professeur d’histoire. J’avais moi-même en 1840, dans un de mes cours à la Sorbonne, étudié le livre de Marino Sanuto.
  2. Secreta fidelium Crucis, p. 5 et 6.