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science ; il ne lui restait plus qu’à rendre à sa doctrine le témoignage du martyre. Il repartit pour Bougie, disputa, comme la première fois, contre les docteurs mahométans, les trouva plus intolérans, ou l’était peut-être plus lui-même, méprisant d’autant plus la mort qu’il s’en sentait plus près par son âge. Le peuple de Bougie s’ameuta contre lui à l’instigation de ses docteurs, et de pieux marchands eurent peine cette fois encore à sauver le zélé missionnaire ; ils le transportèrent sur leur vaisseau et l’emmenèrent à Majorque. Il n’eut pas le temps d’arriver à Palma ; la tradition dit qu’il expira en découvrant Majorque et cette montagne de la Ronda où il avait fait sa retraite et pris sa vocation.

L’étude des langues pour servir à la propagation de la foi était la principale idée de Raymond Lulle. Il en avait une autre qu’il proposait aussi aux papes et aux princes, et dont Philippe le Bel adopta une partie en la pervertissant par sa tyrannie et par sa cupidité : c’était la réunion en un seul ordre des trois ordres religieux militaires, les templiers, les hospitaliers et les chevaliers teutoniques. Raymond Lulle pensait sans doute que la division et l’inimitié de ces trois ordres les affaiblissaient et les empêchaient d’atteindre le but de leur institution, c’est-à-dire de défendre la terre sainte. Réunis, ils devaient être la croisade perpétuelle qu’avaient voulu établir leurs fondateurs, et voilà pourquoi Raymond Lulle voulait leur réunion, car il n’était pas l’ennemi de ces grands ordres chevaleresques du moyen âge. Il avait en lui trop du gentilhomme et trop du moine pour ne pas aimer ces institutions qui avaient tâché de réaliser en elles le double idéal du moyen âge, le prêtre et le chevalier. « Le monde serait en bon état, dit quelque part Raymond Lulle dans ses Proverbes, si un bon clerc et un bon chevalier s’unissaient pour gouverner le monde[1]. » Ancien chevalier, il n’abaisse donc pas le chevalier devant le prêtre ; il les met sur le même rang ; mais le chevalier n’est pas le capitaine robuste et grossier qui ne connaît que les arrêts de la force. « Le chevalier, dit Raymond Lulle, a le glaive à cause de la justice, et le cheval à cause de la souveraineté. » Ce signe de souveraineté, exprimé, selon Raymond Lulle, par le cheval, ne représente-t-il pas bien les mœurs et les idées de la chevalerie du moyen âge ? La prédilection hiérarchique que Raymond Lulle a pour le cheval et le chevalier est vraiment curieuse. « Le paysan, dit-il, qui se fait chevalier fait injustice au cheval. » Et pour achever de montrer que, dans sa pensée, le cheval a un droit naturel à ne porter que des nobles de cœur et de race, a le chevalier lâche, dit-il, ne doit avoir qu’un âne pour monture. »

Cette préférence déclarée que Raymond Lulle a pour les cheva-

  1. Proverbes, t. VI.