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pellier, à Avignon, à Paris, peu écouté, peu accueilli, passant pour un visionnaire. Comment en effet ajouter quelque foi aux paroles d’un homme qui voulait qu’on apprît les langues orientales, qu’on instruisît les infidèles, qu’on les gagnât par de bons traitemens et par des bienfaits ? C’étaient choses contraires aux habitudes violentes qu’avaient données les croisades. Raymond Lulle remarque lui-même dans ses Proverbes que « le fidèle dépouille l’infidèle pour le rendre chrétien, tandis que l’infidèle habille le chrétien qui se fait sarrasin[1]. » La société européenne, au commencement du XIVe siècle, ne croyait plus par expérience à l’efficacité des croisades conquérantes, et ne pouvait pas encore concevoir un autre genre de propagation de la foi. Elle était dans cet état singulier où se trouvent souvent les sociétés quand les vieux systèmes emploient ce qui leur reste encore de force, non pas à vivre, ce qu’ils ne peuvent plus, mais à gêner la naissance des nouveaux systèmes, ce qui est plus facile.

Enfin en 1312, trois ans seulement avant la mort de Raymond Lulle, le concile de Vienne ordonna qu’à Rome, et dans les universités de Paris, d’Oxford, de Bologne, de Salamanque, il y aurait des maîtres qui enseigneraient les langues orientales, particulièrement l’hébreu et l’arabe. Je ne m’étonne pas qu’il ait fallu un concile pour que le système de propagande savante et lettrée de Raymond Lulle fût adopté. Les conciles, à titre d’assemblées et de portions du public, sont plus accessibles que les cours aux réformes et aux nouveautés. Clément V, le premier pape d’Avignon, ami des sciences et des lettres, fit du décret du concile une bulle dans laquelle il déclara que c’était un de ses principaux soucis de convertir à la vraie foi les infidèles et les idolâtres, et qu’à l’exemple de notre Seigneur Jésus-Christ, qui avait voulu que ses apôtres eussent la connaissance des langues pour se répandre dans le monde et y prêcher sa doctrine, il s’efforçait de faire en sorte qu’il y eût dans l’église un grand nombre de clercs qui, sachant les langues des infidèles, pussent les instruire des dogmes sacrés et les associer à l’église.

Enfin, après de longues fatigues, Raymond Lulle, à quatre-vingts ans environ et à la veille de sa mort, avait obtenu ce qu’il avait si longtemps sollicité. Il ne se plaignait pas, soyons-en sûrs, de sa longue attente, et il n’avait pas à s’en plaindre. Il avait, pendant son long pèlerinage à travers l’Europe, enseigné partout son grand art, cette logique universelle à l’aide de laquelle il croyait apprendre à tout le monde à démontrer la trinité chrétienne. Il s’était fait partout des disciples qu’il avait animés de son zèle et de sa

  1. « Fidelis spoliat infidelem ut fiat christianus, et infidelis vestit christianum qui fit saracenus. » (De Proverbiis.)