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sans le ressentir, car tous les trois essaient de réveiller l’enthousiasme des croisades et luttent contre l’indifférence du temps, Rutebeuf par ses vers, Raymond Lulle par ses plans de propagande et de prédication chrétiennes, Marine Sanuto par ses systèmes de commerce et de guerre.


I.

Rutebeuf est un pauvre trouvère parisien qui n’a souvent ni feu ni lieu. Il dit au roi qu’il tousse de froid et bâille de faim, qu’il n’a ni vêtemens ni lit :

Sire, je vous le fais savoir,
Je n’ai de quoi du pain avoir :
À Paris suis entre tous biens,
Et n’y en a pas qui soient miens[1].

Mais ce poète affamé garde en son âme le vieil enthousiasme des croisades ; il reproche aux princes et aux seigneurs leur indifférence : « Empereurs, rois et comtes, dit-il, qui aimez à vous faire lire les grands romans de ceux qui autrefois allaient combattre en terre sainte, dites-moi donc par quels services vous espérez gagner le paradis ! Ceux dont vous lisez l’histoire l’ont gagné autrefois par les peines et par le martyre qu’ils ont soufferts ici-bas. Voici le temps ! Dieu vous appelle, étendant vers vous ses bras teints de son sang, à l’aide duquel il éteindra pour vous les feux de l’enfer et du purgatoire, si vous lui venez en aide. » Il attaque les prélats et les abbés qui ne veulent pas contribuer de leurs biens aux frais de la croisade :

Hélas ! grand clerc, grand prebendier,
Qui tant êtes grand viandier,
Qui faites Dieu de votre panse,
Dites-moi par quelle a cointance
Aurez part au règne de Dieu ?
............
S’il demande (ce que vous avez fait) de la terre,
Où pour vous voulut mort soufferre,
Que direz-vous ?…

Voilà comment Rutebeuf gourmande la froideur des chrétiens de son temps. Il expose aussi pour les réfuter les argumens de ceux qui ne voulaient pas se croiser. C’est le sujet de sa pièce intitulée : la Disputation du croisé et du décroisé. Ce sont deux chevaliers, l’un qui a pris la croix et qui prêche à ses compagnons de la prendre, l’autre qui ne veut pas aller si loin :

  1. Rutebeuf, t. Ier, p. 3.