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Heureusement pour moi, Gaston vint me prendre dès le lendemain, Nous courûmes Londres ensemble pendant plusieurs jours, et les préoccupations de notre prochain voyage m’enlevèrent à mes folles rêveries. Pourtant j’y fus bientôt ramené malgré moi, car un jour que je m’étais embarqué sur la Tamise pour descendre à Greenwich, je trouvai sur le pont du bateau la jeune fille que j’avais rencontrée un soir à Kensington. Elle s’approcha de moi le sourire sur les lèvres, et, m’appelant par mon nom, elle m’adressa quelques questions insignifiantes d’un ton familier qui me parut étrange. Il y avait néanmoins dans ses yeux tant de limpidité, tant de candeur dans son sourire, malgré l’affectation qu’elle mettait à payer d’audace, elle paraissait si visiblement intimidée, que je revins sur le jugement que j’avais porté à son sujet, et que je lui rendis dans le fond de mon cœur cette auréole d’honnêteté sans laquelle les plus jolies femmes ne sont, à mon sens, que des êtres déclassés, sans prestige et sans nom. Toutefois je crus pouvoir lui offrir mon bras et risquer timidement quelques fadeurs. À cette entrée en matière, à laquelle certainement elle ne s’attendait pas, je la vis baisser les yeux et rougir, puis, joignant les mains, elle se prit à rire de si bon cœur que j’en demeurai confondu.

Quand cet accès de gaîté fut passé, elle tomba dans une rêverie dont j’essayai vainement de la distraire. À la voir maintenant si réservée, et je puis dire si prude, je ne pouvais imaginer que j’avais sous les yeux le lutin provoquant du bateau de Greenwich. Je la suppliai de s’expliquer, je lui demandai son nom ; elle resta muette, et comme je la pressais, elle me répondit d’un air étonné : Je pensais que vous l’aviez deviné. C’est bien au comte de Saverne que j’ai l’honneur de parler ?

— À lui-même.

— À cet homme qui jusqu’à ce jour n’a jamais regardé une femme en face, non point par timidité, mais par indifférence ou par mépris ?

— Qui peut, madame, vous avoir si bien renseignée sur mon compte, et pourquoi refuser l’offre d’un cœur qui ne s’est jamais donné ?

Elle m’interrompit par une observation qui me foudroya.

— Mais ce cœur, me dit-elle avec un léger accent de raillerie, ce cœur que vous m’offrez si généreusement, est-il libre, et pouvez-vous en disposer ?

Parmi tous les inconvéniens du mariage, je n’avais pas prévu celui-là. Mon droit d’aimer était restreint à une seule femme ; cette femme, je la fuyais ; j’allais mettre l’Océan entre elle et moi, et voilà que je la retrouvais encore sur ma route ! Le baron avait-il raison