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voie. Toutefois les choses traînaient un peu en longueur, et je dus prendre patience. J’avais cru trouver dans l’étude un moyen efficace de tuer le temps et de me distraire ; mais le hasard, qui partout intervient pour tout régler à sa fantaisie, se chargea de m’occuper l’esprit, et cela de la façon la plus étrange pour un garçon de mon humeur.

Je m’étais logé dans un quartier presque désert à cette époque, à l’hôtel Chatham, près de Kensington-Gardens. Je ne comptais voir personne, bien que ma famille eût à Londres d’assez nombreuses relations. La comtesse, en réponse à une lettre que j’avais cru devoir lui adresser lors de mon arrivée dans cette ville, m’écrivit qu’elle avait à Greenwich une de ses amies d’enfance, miss Olympia Barton, qu’elle me priait d’aller voir, et elle appuyait tout particulièrement sur ce point ; elle y revenait même à plusieurs reprises, avec une insistance qui me parut singulière. Je soupçonnai quelque piège, je mis la lettre de côté, et je n’y songeai plus.

Un matin que j’étais absorbé dans mes travaux préparatoires, George entra dans ma chambre, sur la pointe des pieds, d’un air important et discret. Je ne lui avais jamais vu une physionomie aussi singulière, et je redoutais, je ne sais pourquoi, quelque aventure fâcheuse. Il me demanda tout d’abord si j’avais des ennemis. Sur ma réponse négative, il secoua la tête. — C’est alors quelque histoire de femme, murmura-t-il, et je m’en doutais bien. — Là-dessus il prit un air mystérieux, et me raconta qu’on était venu à l’hôtel demander les renseignemens les plus minutieux sur l’emploi de mes journées, sur les personnes qui me visitaient, sur les heures où j’étais dans l’habitude de sortir et de rentrer ; on était allé enfin jusqu’à s’informer de mon humeur. Il affirma qu’une Anglaise seule était capable de se livrer à une enquête aussi extravagante. Il n’en fallut pas davantage, dans la disposition d’esprit où je me trouvais, pour me jeter dans toute sorte de rêveries bizarres. J’avais le cœur vide et la tête malade ; le spleen me gagnait. Je repassai dans mon esprit les lieux que j’avais visités et les personnes que le hasard m’y avait fait rencontrer. La seule figure qui se retraça assez nettement à ma mémoire fut celle d’une jeune fille que j’avais entrevue le soir à Kensington-Gardens, puis, chose plus étrange, à la table d’hôte où je prenais mes repas. Il est vrai qu’à Kensington elle ne m’était apparue qu’à la brune, passant sous les grands arbres dépouillés de feuilles ; mais, sous son voile, ses yeux, attachés aux miens, avaient produit sur moi une impression que je ne puis définir. À la table d’hôte, elle arrivait toujours à l’heure où je me disposais à sortir, et cela même me confirma dans l’idée qu’elle y venait pour moi. — C’est elle, me dis-je, et j’aurai le mot de l’énigme.