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Je crus qu’il plaisantait, mais il me répéta la chose d’un ton si sérieux que je bondis sur mon siège.

Il me regardait tranquillement. J’essayai de me calmer, et je lui dis enfin aussi froidement que je le pus :

— Je m’étonne, baron, qu’un homme de votre caractère et de votre âge m’ose faire une pareille proposition…

Le baron m’arrêta d’un geste.

— La personne que je vous propose, dit-il, possède en réalité toutes les vertus qui font l’épouse aimante et fidèle. Douée d’une sensibilité exquise, elle se donnera de toute son âme à l’homme qui la relèvera à ses propres yeux en lui accordant son nom et son affection ; le passé, au lieu d’être une menace pour l’avenir, en sera la garantie : elle aura pour la sauvegarder la triste expérience qu’elle a déjà faite…

Je me pris à sourire.

— Le paradoxe est sentimental, baron ; mais je ne pourrai jamais aimer ma femme, et si j’avais la lâcheté d’épouser votre jeune fille pour les brillantes qualités de sa dot, je vivrais avec elle comme avec une étrangère.

— Vous en deviendrez amoureux, mon cher comte, me dit-il en s’affermissant sur son fauteuil en homme qui se tient pour maître du terrain, et il paraissait si résolu à en user tout à son aise, qu’il me nomma, malgré mes protestations, la personne dont il s’agissait : c’était la fille du banquier Chantoux, Mlle  Camille-Natalie Chantoux.

À ce nom, je demeurai confondu, tant la proposition du baron me parut extravagante. Il n’y avait certainement rien à dire sur la probité du banquier ; mais c’était un banquier, un parvenu, comme je disais alors. De plus c’était un ancien révolutionnaire, et, ce qu’il y avait de pis à mes yeux, c’est qu’il possédait, dans les environs de Montfort, le château de Saverne, que mon grand-père avait dû aliéner autrefois, et qui, pendant la révolution, passant de main en main, avait fini par être vendu en dernier lieu à celui qu’on me proposait pour beau-père. J’éclatai de rire, et demandai au baron si, par hasard, le marquisat de Saverne n’entrait pas dans la dot de Mlle  Camille, et si le banquier, par ce mariage si bien assorti, ne cherchait pas à mettre d’accord ses intérêts pécuniaires et ceux de sa conscience.

— Peut-être, reprit le baron d’un air insouciant. Dans tous les cas, le château de Saverne doit, ainsi que vous le dites, entrer dans la corbeille de noces. Je vous renvoie à quinze jours d’ici. Allez à Évreux, voyez votre père, et écrivez-moi pour que je puisse faire la demande en son nom. Quant à vous, si bon vous semble, vous