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revenait en ce moment des cordillères de Patagonie, et il était difficile de prévoir au juste l’époque de son arrivée.

Charles de Saverne prit le parti d’aller l’attendre à Paris. Il se logea dans un petit hôtel de la rue de Seine, au centre d’un quartier dont la tranquillité semblait l’inviter à l’étude. Il travaillait toute la journée. Le soir venu, il montait vers le Luxembourg, où il se promenait solitairement, l’esprit préoccupé de ses chimères, parcourant en imagination les mers inexplorées et ces vastes solitudes où l’homme n’a pas encore marqué l’empreinte de ses pas.

Il était en plein rêve, lorsqu’un jour la réalité frappa brutalement à sa porte et l’éveilla par un coup terrible : son père était ruiné… Il demeura vingt-quatre heures dans une sorte d’anéantissement. Son domestique, George, un quarteron virginien, que le marquis avait acheté à Richmond lors de son séjour en Amérique, qu’il avait fait élever auprès de son fils et attaché à sa personne, allait et venait autour du malheureux comte de Saverne, tout aussi désespéré que lui et en apparence tout aussi indifférent. Ces deux hommes n’en formaient plus qu’un en réalité, et le serviteur vivait de l’âme de son maître.

Cependant, du caractère dont était Charles de Saverne, cette torpeur ne pouvait être de longue durée. Revenu à lui, il résolut d’agir. Il roula dans son esprit mille projets plus irréalisables les uns que les autres ; mais c’est ici que l’implacable fatalité entre en scène. Quel a été au juste, dans le récit qu’on va lire, le rôle de cette mystérieuse puissance que les anciens plaçaient au-dessus même des dieux ? Comment une âme pleine de sève et de violence a-t-elle pu être enlacée dans un réseau inextricable, comme le roitelet sous l’œil du basilic qui le fascine et l’attire ? C’est là le point délicat de cette histoire, et le comte de Saverne va la raconter lui-même.


I.

….. Je me disais : Il n’y a qu’un mal sans remède, c’est la mort, et les lâches seuls désespèrent. En ce moment, George entr’ouvrit la porte de mon cabinet et annonça le baron de La Chaize. Maudit soit le baron ! Quoique ce fût un vieil ami de ma famille, il m’était antipathique, et en le voyant j’eus le pressentiment de quelque nouveau désastre. Gentilhomme de la vieille cour, débauché avec des formes charmantes, railleur imperturbable, il avait l’étrange prétention de représenter ce qu’il appelait le bon sens, l’esprit pratique, la raison. Je n’étais pour lui qu’un idéologue, un rêveur fantasque. Il s’assit en face de moi, et me regarda quelques instans,