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sais; mais c’est un bruit accrédité parmi le peuple, à Belgrade, que la forteresse arme sans discontinuer, avec l’assistance secrète de l’Autriche, et qu’elle n’attend qu’une occasion pour bombarder de nouveau la ville de manière à ne pas laisser pierre sur pierre. Les Turcs, à leur tour, quand on leur parle de ces arméniens, les justifient par les préparatifs que les Serbes font à Kragouiévatz et dans toute la Serbie. Des deux côtés, on a l’air de ne songer qu’à se défendre, et l’on se ménage des moyens formidables d’attaque. Une anxiété et une activité fiévreuses, une vague et sinistre attente, la crainte, la défiance, règnent partout. Si le tambour bat dans la forteresse à une heure inaccoutumée, la ville aussitôt est en émoi. Si le clairon, dans la ville, sonne le rappel, si le prince passe une revue sans l’avoir annoncée à l’avance, la forteresse prend les armes. Aux deux extrémités de l’esplanade, les sentinelles turques et serbes s’observent d’un regard soupçonneux, prêtes à faire feu les unes sur les autres à la moindre apparence d’hostilité. Mon interlocuteur avait raison : un tel état de choses ne saurait durer. Quand deux populations vivant côte à côte en sont venues à ce degré d’animosité mutuelle, il faut que l’une expulse l’autre; telle est la portée réelle de l’événement de juin : il a creusé entre les Osmanlis et leurs anciens sujets un abîme que tous les artifices et les compromis de la diplomatie ne parviendront pas à combler, et l’on peut dire en définitive que le premier coup de canon tiré sur Belgrade par ordre d’Achir-Pacha, dans la matinée du 17 juin 1862, a tué la domination ottomane en Serbie.

Les Serbes, à vrai dire, ne se trouvent plus seuls en présence des Turcs. Constituée par le traité de Paris garante des privilèges de la principauté, l’Europe intervient forcément dans le débat, et il dépend d’elle en grande partie d’en hâter ou d’en retarder la solution. Or les principales puissances apportent, il ne faut pas l’oublier, dans le conflit serbo-turc des dispositions assez différentes. L’Autriche est, comme la Turquie, l’adversaire naturel et, suivant le mot de Napoléon, l’ennemi géographique de la Serbie, car celle-ci ne peut arriver à s’arrondir qu’au détriment de ses deux voisines. Le rôle de l’Autriche à Belgrade est donc un rôle tout fatal : en cherchant à entraver le développement de la nationalité serbe, elle combat en quelque façon pro domo sua ; son tort est de ne pas toujours employer des armes loyales et courtoises. La Prusse n’a point d’intérêt direct en Serbie, et les affaires de ce pays, comme celles du Levant, ne la touchent que par leur rapport avec la politique générale de l’Europe. Sans système préconçu, sans parti pris ni pour ni contre les Turcs ou leurs adversaires, modifiant son attitude suivant ses vues ou ses alliances du moment, elle peut, en