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seulement elles donnent une ombre salutaire qui tempère les ardeurs du soleil, mais elles entretiennent les sources, si précieuses pour l’agriculture. Si déboisée que soit la Corse, elle l’est peut-être moins encore que les autres pays riverains de la Méditerranée. La Sicile, Malte, la Grèce, les îles de l’Archipel, chantées par les poètes, autrefois séjours des dieux, ne sont plus que des rochers stériles, que les hommes même ne veulent plus habiter.

Attaquées par le fer, par le feu, par la dent du bétail, les forêts de la Corse ont à peu près disparu de la plaine, et n’occupent plus aujourd’hui que les vallées les plus reculées et les sommets les plus élevés, ce qui en rend la surveillance fort difficile et l’exploitation parfois impossible. De toutes celles que j’ai visitées, celle d’Asco est certainement la moins accessible. Située au fond d’une gorge étroite de 8 kilomètres de longueur et débouchant dans la vallée du Niolo, elle occupe un entonnoir formé par deux des plus hautes montagnes de l’île, le Monte-Cinto et le Monte-Padro. Le seul chemin pour y arriver est un sentier à mulets, bordé d’un côté par un torrent qui gronde au fond de l’abîme, de l’autre par une muraille de rochers dans laquelle il est parfois taillé en escalier. Au milieu de cette gorge, presque sans communication avec le reste du monde, se trouve le village d’Asco, dont les habitans ont conservé la sauvagerie et la défiance de leurs ancêtres, qui, à l’époque de la conquête romaine, avaient trouvé dans ces rochers une retraite inviolable. Ils s’étaient toujours considérés comme les maîtres absolus de la forêt, et n’avaient jamais souffert qu’on apportât à leur jouissance la moindre entrave. Leur fallait-il une planche, une pelle, un manche d’outil, ils abattaient un pin, y découpaient le bois nécessaire et laissaient le reste pourrir sur le sol. Quant aux troupeaux, ils les y avaient installés en permanence et auraient repoussé à coups de fusil quiconque aurait essayé de les en chasser. La forêt cependant appartenait à l’état, qui avait préposé deux gardes à sa surveillance; mais c’était peine inutile. Les habitans avaient bien permis à ces gardes de s’installer dans leur village et d’y manger leur traitement, mais ils leur avaient signifié de n’avoir jamais à mettre le pied en forêt, et ceux-ci se conformaient scrupuleusement à ces injonctions. Lorsqu’il leur fallut m’y accompagner, ils ne trouvèrent rien de mieux, pour ne pas nous exposer à quelque mauvais parti, que de nous mettre sous la protection d’un bandit du voisinage qui tenait lui-même tout le village en respect. Je dois ajouter que personnellement je n’eus qu’à me louer de ce singulier compagnon de voyage. Je passai sous sa protection la nuit en pleine forêt, couché près d’un feu qu’il avait allumé, la selle de mon cheval me servant d’oreiller. Toujours aux aguets, comme un homme dont la vie est sans cesse menacée, il ne quittait pas son fusil, et quand quelque