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furent protégés et traités avec la plus grande bienveillance par les habitans de la côte. L’un de ces derniers, un humble maître d’école méthodiste, arrivait à cheval sur le théâtre du désastre. Il vit la frégate couchée sur le flanc et les vagues rouler sur elle, emportant les vivans et les morts vers le rivage, puis les remportant aussitôt vers les abîmes de l’Océan. Le seul moyen de venir au secours des vivans était de s’avancer aussi loin que possible dans le ressac et de saisir quelques-uns des malheureux qui se noyaient. Le nouveau venu n’hésita point : il se lança avec sa monture dans les terribles cascades qui s’écroulaient en écume sur le sable, et réussit à sauver deux des naufragés. Il se hasardait une troisième fois à travers les flots courroucés, et il était déjà sur le point d’accrocher par les cheveux un autre mourant, quand le maître d’école et son cheval furent balayés par une vague implacable. Personne n’a pu me dire comment il s’appelait; mais il a laissé plus qu’un nom, il a laissé un exemple. Cet exemple a été suivi, et je pourrais citer mille traits de bravoure qui honorent les marins et surtout les pêcheurs de la Cornouaille. Il est pourtant vrai de dire que l’institution des life-boats a encore rehaussé ici ce que les Anglais appellent le type, standard, de l’humanité; elle a créé sur les côtes l’émulation du dévouement et du sacrifice.

Le mal pourtant ne se guérit point en un jour. Il y avait deux façons bien distinctes de pratiquer le wrecking, comme on appelle cette prise de possession de la dépouille des naufragés. L’une, tout à fait criminelle, consistait à tuer et à torturer les passagers échappés à la tourmente pour tirer avantage de leur infortune. Si une telle coutume a jamais existé en Cornouaille (et malheureusement certains récits qui paraissent authentiques laissent peu de doute à cet égard), je puis affirmer qu’elle a cessé d’exister depuis longtemps. Une autre erreur beaucoup plus enracinée était que ce qui appartient à la mer appartient à tous, et que si elle veut bien rendre quelques débris après un naufrage, les richesses des morts reviennent de droit aux vivans qui se trouvent sur le rivage pour les recueillir. Cette croyance répondait si bien à l’intérêt des vivans qu’elle trouvait des partisans dans toutes les classes de la société. On raconte qu’un ministre de l’Évangile était en train de prêcher dans son église quand une voix cria du seuil de la porte : « Un naufrage ! un naufrage ! » À cette nouvelle, toute la congrégation bondit sur les bancs, animée par l’ardeur de la curée. Le pasteur trouva pourtant moyen, à force d’éloquence et de menaces, de réprimer pour un instant l’exaltation de ses paroissiens. Descendant alors de la chaire : « Maintenant, mes frères, s’écria-t-il, jouons franc jeu, et partons tous en même temps! » Depuis l’époque où