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cette obscurité, comment découvrir le vaisseau perdu? Par bonheur, une éclaircie livide dans la tempête de neige permit d’entrevoir du côté du vent un drapeau de détresse flottant parmi des agrès. C’est naturellement vers ce signal que les deux équipages se dirigèrent; mais combien d’obstacles les séparaient encore du but de leur glorieux voyage! La neige tombait toujours; la force du vent semblait s’accroître de moment en moment, et la mer bondissait plus furieuse que jamais sur les sables. Cependant l’heure décisive avait sonné; le life-boat abandonna le bateau remorqueur, et, après avoir déployé sa voile, se porta par sa seule force à la délivrance des naufragés. Un fantôme de vaisseau paraissait, disparaissait, reparaissait à l’horizon, dans les horreurs du crépuscule qui couvrait la face orageuse des eaux. Ici un doute terrible s’empara de l’esprit des braves marins : ne venaient-ils point trop tard? N’était-ce point en vain qu’ils risquaient mille fois leur vie pour des hommes qui, selon toute vraisemblance, avaient déjà trouvé une tombe au sein des vagues? Et pourtant pas un seul d’entre eux n’hésita : «En avant ! en avant ! » Par instant le magique canot semblait enseveli sous les montagnes d’eau qui s’écroulaient en écume, il descendait jusqu’aux abîmes de l’Océan, puis il reparaissait bientôt à la cime des plus hautes vagues, comme s’il eût été soutenu par une force surnaturelle. A mesure qu’ils approchaient du théâtre du naufrage, les matelots du life-boat sentaient leur cœur frémir. La vue du brick submergé était bien faite pour inspirer un sentiment d’horreur : couché par la poupe sur le sable, le flanc troué, le grand mât emporté, il n’offrait plus qu’un amas de ruines. Avec quelle profonde anxiété les regards s’attachèrent sur la masse confuse des agrès balayés par les flots et par un nuage d’écume! Peu à peu on découvrit un homme, puis deux, puis trois, enfin tout l’équipage du brick. A travers d’immenses dangers, vingt-sept personnes furent recueillies dans le canot de sauvetage. Quelques-uns des naufragés, épuisés par huit heures de transes, n’avaient point même la force de descendre ni de sauter dans le bateau : il fallut les soulever et les porter à bord. Le dernier, qui restait engagé dans les agrès, était un tout jeune mousse qui ne pouvait plus faire usage de ses mains, à demi mortes de froid. Un bras vigoureux le saisit, et le life-boat s’éloigna, non sans peine, des débris du naufrage. Les Espagnols ne pouvaient croire encore à leur délivrance : ignorant les propriétés vraiment merveilleuses d’un life-boat, ils regardaient autour d’eux avec épouvante ces sombres vagues qui n’avaient rien perdu en fureur, et qui eussent inévitablement dévoré tout autre bateau. En revenant, le mât du canot de sauvetage fut brisé par un terrible coup de vent; il fallut le réparer à la hâte et au milieu des