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torpeur, au bruit du vent qui sifflait et des crieurs publics qui donnaient le signalement de quelque enfant perdu ou volé. En 1861, les circonstances prirent un caractère encore plus grave. La Perse était en proie au triple fléau de la peste, de la famine et de la guerre. Une armée de quarante mille hommes, étourdiment lancée contre les Turcomans-Taki et dirigée par un vizir imbécile, avait été battue à plate couture. La frontière nord-est se trouvait sans défense contre les incursions des maraudeurs qui saccageaient les villages et entraînaient avec eux des milliers de captifs désormais esclaves. Le choléra tuait trente ou quarante personnes par jour; la famine en moissonnait bien davantage.

Ce fut sur ces entrefaites qu’au retour d’une partie de chasse entreprise avec son chef hiérarchique dans le district de Viramin[1], et que la rigueur de la saison fit complètement avorter, le secrétaire de légation vit éclater à Téhéran une émeute formidable. Nous le laisserons raconter lui-même ce curieux incident, qui met en lumière les moyens de gouvernement à l’usage des monarques absolus, et montre comment ils entendent le grand principe de la responsabilité ministérielle.


« La détresse de la capitale était à son comble, et par suite de l’état des routes, où la circulation trouvait des obstacles presque infranchissables, les approvisionnemens de blé n’arrivaient plus. Autour des boutiques de boulanger, la populace criait pour avoir du pain. Dès qu’un Européen se montrait dans les rues, des femmes à qui la faim faisait oublier leurs propres scrupules et qu’elle rendait sourdes aux remontrances de leurs maris, entouraient « l’infidèle « avec des supplications larmoyantes. Les affaires prenaient évidemment une tournure fort sérieuse, et le 1er mars, au moment où nous passions en revue, M. Alison[2] et moi, les présens que nous destinions à nos serviteurs pour la fête du nauroz, alors prochaine, le principal secrétaire persan vint nous dire, tremblant et pâle, qu’une insurrection éclatait au moment même, que le kalantâr ou maire de la ville avait été mis à mort, et qu’on traînait dans les bazars son cadavre dépouillé de tout vêtement. Nous entendîmes aussitôt un grand tumulte, et, courant aux croisées, nous vîmes ces misérables restes, qu’une foule exaspérée tirait vers la place de l’exécution, où ils restèrent trois jours durant, suspendus par les talons et la tête en bas, dans cet état de nudité révoltante.

« Voici, d’après les renseignemens qui nous furent fournis, comment les choses s’étaient passées. Le 28 février, à son retour de la chasse, le shah s’était vu entourer par des milliers de femmes qui, lui demandant du pain à grands cris, pillèrent ensuite, sous les yeux mêmes de ce prince, plusieurs boutiques de boulangers. Leurs violences prenaient de telles proportions, qu’une fois rentré à grand’peine, il fit fermer sur ces forcenées les portes de son palais.

  1. Situé entre Téhéran et le grand désert salé.
  2. Le chargé d’affaires de la mission anglaise.