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qui va l’amble entre ses deux cajowas[1] porte deux femmes équilibrées l’une par l’autre. Une troisième, en toilette bleu clair, encapuchonnée de calicot, se prélasse sur un âne blanc dont la crinière et la queue sont teintes avec du henné. Ce personnage coiffé d’un chapeau bizarre à glands de soie multicolore, et qui tient en main une longue javeline à pointe d’argent, c’est un des gardiens de la citadelle. Cet autre vêtu de blanc, dont les gestes violens vous inquiètent et qui vous assourdit de ses vociférations insolentes, c’est un fou à qui les mœurs du pays assurent une liberté, une impunité complètes. Les portes, parfois entr’ouvertes, encadrent alors quelques tableaux de la vie orientale : un mollah qui, le nez sur son livre et feignant de s’absorber en ses études, guette d’un œil avide le mouvement extérieur, un voyageur dévot qui prie agenouillé près d’une-fontaine jaillissante. Ainsi à chaque pas, dans les plus insignifians détails, s’offrent à l’étranger des nouveautés imprévues. Un tailleur, par exemple, se sert d’une large faucille en guise de ciseaux pour couper l’étoffe enroulée autour d’un bloc de bois. Au coin des rues siègent les changeurs devant des tables mobiles pareilles à celles que renversa le Sauveur dans un transport de sainte colère. Un misérable caveau dans lequel, chez nous, un ramoneur se trouverait mal logé, représente ici l’hôtel des monnaies; le premier venu peut y voir fabriquer des tomans[2]. Muni de son diplôme, que lui ont délivré les murschids ou guides spirituels, et que son premier soin est d’exhiber, un afsungar (un sorcier) va se livrer devant vous, lui et ses aides, à la morsure des vipères les plus venimeuses : il égouttera sur un couteau leur bave mortelle, il léchera la lame empoisonnée, le tout pour la plus infime rétribution. Au milieu d’un groupe attentif, le conteur des rues répète pour la centième fois un récit pareil à ceux de la sultane Shéhérazade, et le pauvre diable qui vous demande l’aumône vous poursuit en chantant les versets du Coran. Le Coran se chante et ne se récite pas.

Dans la pénombre des bazars obscurs que vous rencontrez à chaque instant, vous pouvez entrevoir ces magasins où la poterie orientale varie à l’infini le caprice de ses formes élégantes; les selles brodées aux housses de velours, les beaux fusils de Bokhara incrustés d’ivoire, les armes de prix y forment d’éblouissans étalages. Les fleurs s’épanouissent dans des corbeilles de filigrane. L’orfèvrerie

  1. Ce sont de véritables cacolets, pareils à ceux qu’on voit aux environs de Bayonne, mais avec un petit couvercle ou toit d’osier.
  2. Pour faire cette monnaie d’or, on emploie des impériales russes, qui, d’abord bien battues en lingots, sont ensuite jetées dans le creuset. Le toman vaut à peu près la moitié de la livre sterling.