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jusqu’au fond par l’erreur, j’avais reçu de Dieu une grâce abondante dont j’ai ressenti dès l’enfance la plus tendre des mouvemens ineffables; mais le siècle prévalut contre ce don d’en haut, et toutes ses illusions me devinrent personnelles à un degré que je ne puis dire, comme si la nature, jalouse de la grâce, avait voulu la surpasser. Quand la grâce vainquit contre toute apparence il y a douze ans, elle me jeta au séminaire sans avoir pris le temps de me désabuser de mille fausses notions, et je me trouvai tout ensemble vivant du siècle et vivant de la foi, homme de deux mondes, avec le même enthousiasme pour l’un et pour l’autre, mélange incompréhensible d’une nature aussi forte que la grâce et d’une grâce aussi forte que la nature... » De là ce quelque chose d’étrange qui se manifeste à tout instant chez Lacordaire, ce je ne sais quoi de primitivement sain qui éclate à travers tout, qui tient à l’influence toujours survivante de cette sévère et douce éducation du foyer maternel dont il parle dans un fragment de mémoires publié par M. l’abbé Perreyve, et ce je ne sais quoi d’inquiet, de complexe, qui vient du temps. De là cet ensemble où on retrouve le jeune homme agité, le disciple fasciné de Lamennais, le combattant de l’Avenir, le prêtre soumis dans sa foi, où il y a de la hardiesse, de la crainte, des mirages d’imagination, des incertitudes d’esprit, une multitude d’élémens enfin dont le résultat est use organisation que nul ne décrit avec plus de candeur que Lacordaire lui-même, et qu’il caractérise quelque part en l’appelant un problème.

Ce qui est certain, c’est que dans ces luttes, au sein même de ces contradictions, il y a un homme d’abord, et le talent n’est que l’expression fidèle de l’homme. Il a cette allure vive, militante, tourmentée, qu’il avait devant le tribunal correctionnel ou devant la cour des pairs dès 1831, et qu’il a gardée jusque dans la chaire, jusque dans la prédication, et dans cette paix de conscience qu’il s’était faite par l’habitude de la soumission à l’autorité librement acceptée. Ce qui restera de Lacordaire comme apologiste, comme penseur développant un système coordonné d’interprétation religieuse, je ne le sais. C’était évidemment bien moins un écrivain qu’un orateur, un homme agissant sur les hommes, ayant sans doute pour premier mobile son inspiration religieuse, mais entraîné aussi, peut-être à son insu, par ce besoin plus humain de répandre une nature généreuse, et, comme tous ceux qui ont le secret des magies de la parole, nullement insensible aux moyens extérieurs de l’éloquence, témoin ce qu’il écrivait un jour d’Italie : « Je viens de voir la cathédrale de Sienne, qui est magnifique, surtout une chambre attenante, où la vie d’Æneas Piccolomini, depuis Pie II, a été peinte par Raphaël, et la chaire, qui est un marbre octogone élevé