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des déceptions de 1831, et ce ne pouvait être assurément une personne vulgaire celle à qui Lacordaire écrivait comme à une mère : « Nul depuis dix ans n’avait dirigé ma vie que moi seul avec mon esprit encore mal formé, enthousiaste, hardi, aventureux, quelquefois bizarre... Vous êtes la première qui m’ayez guidé, vous m’avez pris au moment où mes catastrophes m’avaient averti de la difficulté de la vie et de l’orgueil de mon temps passé. Cela est inoubliable... » Tout compte fait cependant, M. de Falloux finit par abuser de cette mère de l’église venue du Nord; il la prodigue, il épuise ses manuscrits. Il la mêle à tout et ramène tout à elle; il veut qu’elle soit le modèle de nos spirituelles compatriotes, un modèle à qui on pourrait souhaiter un peu plus d’humeur française et de rayonnement dans la piété. Je ne sais trop non plus si, en étendant l’ombre grisâtre de Mme Swetchine sur le père Lacordaire, M. de Falloux ne met pas aussi la main sur lui pour son propre compte, quand il ouvre ces lettres par une introduction qui ressemble à un manifeste, et où il place ses propres vues sur le temps présent à l’abri du nom de l’ardent et libéral dominicain. M. de Falloux a pu être le frère de Lacordaire en Mme Swetchine; il ne l’a été sûrement qu’en cela. Par leur nature et par leurs tendances, ces deux esprits étaient peu faits pour marcher longtemps ensemble et même peut-être pour se comprendre autrement qu’en apparence. Je me demande enfin jusqu’à quel point Lacordaire peut gagner à la divulgation de quelques détails intimes qui reviennent assez souvent dans ces lettres. Qu’il y ait, même pour les orateurs de la chaire comme pour tous les autres, un certain arrangement, une certaine mise en scène, ce sont de petits secrets qu’on peut soupçonner sans les approfondir. Est-il bien utile néanmoins d’entrer trop avant dans le mystère de cette stratégie et de se retrouver trop fréquemment en face de ces questions : — Aurons-nous Notre-Dame cette année? Comment conquérir Paris? Faut-il l’emporter d’assaut, ou ne vaut-il pas mieux le circonvenir par le respect et l’admiration qui naissent des succès de province? Quels sont les procédés pour que la sténographie ne prenne pas trop l’improvisation dans son négligé? — C’est après tout la faute de l’éditeur encore plus que de ce mort, qui n’écrivait pas pour des curiosités indiscrètes, et dont on surprend aujourd’hui les confidences familières. Ces menus détails s’effacent; il reste dans ces lettres tirées des archives intimes une nature sincère et robuste qui se relève dans sa vivante attitude, une nature droite, virile, simple comme on l’est quelquefois dans ce siècle, avec un air de singularité, indépendante jusque dans ses soumissions, ayant de la grâce dans l’austérité, et dépassant de tous côtés par ses saillies le cadre artificiel où on voudrait l’enfermer, où l’homme même