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taire. De là de nombreux échanges faits à l’amiable. L’opération de l’accensement a été partout, ou presque partout, accompagnée d’une nouvelle répartition du sol, et il est facile de comprendre que beaucoup d’échanges de ce genre, précisément à cause de leur peu d’importance, ont dû s’accomplir sans contrat écrit dans un pays où les rapports entre maîtres et cultivateurs sont surtout réglés par la coutume et la convention verbale. Que les paysans aient été quelquefois lésés par ces mutations de parcelles, que le propriétaire ait quelquefois abusé de son ancienne autorité, c’est possible; mais en règle générale la division s’est faite de bonne foi, dans l’intérêt commun, et quelques abus de détail ne sont pas une raison suffisante pour annuler en bloc d’innombrables contrats. Tout le travail fait depuis 1846 est perdu; il faudra que le grand propriétaire subisse à tout jamais, s’il plaît aux paysans, les enclaves placées au milieu de ses champs, et dont il a voulu s’affranchir. On assure même qu’il y a dans le texte russe une disposition qui ne se trouve pas dans la version française[1], et qui serait ainsi conçue : « Les terres et maisons acquises par les paysans en vertu du présent ukase ne pourront être ni données en gage ni aliénées qu’à des paysans. » Voilà une classe particulière de terres et une caste privilégiée de propriétaires instituées par la loi.

Le dernier coup, et le plus sensible, est porté à la grande propriété et à la grande culture par les articles 11 et 12, qui perpétuent ce qu’on appelle les servitudes foncières. Sous le régime des prestations en nature et en travail, les paysans avaient généralement la faculté de faire paître leur bétail sur les champs de la grande ferme, et de prendre gratis du bois de chauffage et de construction dans les forêts, moyennant une permission spéciale. Ce n’était pas, à proprement parler, un droit d’affouage ou de pâturage, puisqu’il était compensé par la corvée. L’extinction de toute redevance devait entraîner la suppression de ces usages, qui en étaient les corollaires. Il n’en est rien. L’article 11 les maintient formellement, et non-seulement il consacre les servitudes existantes, mais il les fait revivre là où elles étaient éteintes, et revient encore, sur ce point, à l’état antérieur à 1846. L’article 12 promet seulement une loi subséquente qui déterminera quand et comment le propriétaire pourra s’en délivrer, à la condition de payer aux paysans une indemnité pour l’abandon de leur droit. Partout en Europe on travaille à faire cesser ces jouissances en commun, à débarrasser la propriété individuelle de toutes les charges qui la gênent; partout on s’occupe de la conservation, de l’exploitation régulière des forêts

  1. In-8° de 44 pages, publié à Saint-Pétersbourg à la librairie de la cour.