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jour où ils s’étaient trahis les uns aux yeux des autres, ils se livraient une véritable lutte. Chacun d’eux songeait moins à aimer qu’à se venger de celui qu’il avait délaissé, qui le délaissait à son tour. On eût dit également que, sur ce dangereux terrain, ils s’efforçaient avec une cauteleuse prudence de se gagner de vitesse, afin d’avoir le temps de revenir sur leurs pas et de rendre impossible à ceux qu’ils redoutaient la conduite qu’eux-mêmes auraient tenue. Aussi, s’épiant d’autant plus qu’ils cherchaient davantage à se tromper, ils ne sortaient que rarement, ne se quittaient qu’à peine, et se fussent créé une existence intolérable de surveillance et de gêne, s’ils n’eussent eu leur parti pris de dissimulation et de patience. Ils attendaient une occasion qui leur donnât quelques heures de liberté pendant lesquelles, s’ils n’obtenaient pas pour leurs égoïstes visées un dénoûment dont ils avaient peur presque autant qu’ils le désiraient, ils pourraient du moins sortir de l’état d’incertitude et de souffrance où ils se débattaient. C’était là pour eux une impérieuse nécessité, car, en doutant des sentimens qu’ils ressentaient, ils en étaient venus à douter de ceux qu’ils inspiraient. Cette occasion qu’ils recherchaient avidement, la fête d’un village voisin la leur fournit.

La fête de ce petit village de Saint-Zéphyrin était en réputation. Il y avait le soir un bal champêtre auquel on venait assister de plusieurs lieues à la ronde. Les années précédentes, M. et Mme d’Hérelles s’y étaient déjà rencontrés avec quelques châtelains des environs. Les habitans des Chênes convinrent d’y aller. Plusieurs jours à l’avance, on affecta de parler de ce bal. C’était là un terrain de conversation neutre que l’on s’empressait d’adopter. On s’égayait de confiance à la pensée du spectacle et des réjouissances qu’offrirait Saint-Zéphyrin; mais tous au fond, Victor et Maxime surtout, en se proposant d’y aller, avaient un dessein arrêté.

Le jour de la fête arriva. Dans l’après-midi, Maxime saisit un moment où il était seul avec Gabrielle. — Il faut absolument que nous nous voyions ce soir, lui dit-il.

Mme Dorvon, distraite, répondit presque machinalement : — Comment ferons-nous?

— Nous choisirons pour nous dérober le moment le plus animé du bal. Personne alors ne remarquera notre départ, et nous reviendrons à pied aux Chênes.

— Est-ce sage? est-ce bien ? murmura lentement Gabrielle.

Elle semblait, en parlant ainsi, moins émettre une objection qu’obéir à d’intimes préoccupations.

Ce ton singulier avertit Maxime, qui reprit avec amertume : — Hélas! Gabrielle, je vous devine. Tenez-vous donc tant à l’amour de Victor, et puisque vous hésitez maintenant, votre conduite envers moi n’a-t-elle été qu’un jeu cruel?