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rence ; mais cela, de sa part, ressemblait si fort au dédain qu’il ne nous plaisait qu’à demi. Aujourd’hui il y a dans tous ses traits une bonté émue, une pitié douce qui appellent la confiance et l’affection. Il s’est conduit envers moi comme un père, comme l’ami le plus tendre. Tu le vois, je suis heureuse de parler de lui, et j’en oublie presque mon chagrin. Je suis toute troublée en me rappelant certains de ses regards, certaines intonations de sa voix. Je crois qu’il m’aime, et j’en suis fière. L’aimerais-je donc aussi? Ah! je voudrais en être sûre. Je sens bien que, si je l’épousais, je lui serais dévouée et reconnaissante toute ma vie; mais ce n’est pas en accomplissant ces faciles devoirs qu’on s’acquitte envers un homme comme M. d’Hérelles. Il faut, pour qu’il soit heureux, que la femme qu’il aura choisie l’aime de cœur et sans partage. Serais-je cette femme-là? Il y a bien longtemps, ma Gabrielle, que je n’ai songé à l’amour. J’en appelle pourtant à nos causeries d’autrefois : n’étions-nous point d’avis que le bonheur dans le mariage dépend surtout de la convenance des âges, qu’elle seule peut amener, sinon la communauté, du moins la fusion probable des goûts, des sentimens, des idées, et qu’enfin le soleil de l’amour ne saurait éclairer des mêmes rayons le commencement d’une existence et le déclin d’une autre? J’ignore si nous avions raison ou tort; mais je sais bien qu’aucun intérêt ne pouvait m’aveugler alors, et que je jugeais en toute sincérité une question qui ne me touchait pas encore. Cela seul ne doit-il pas me dicter ma conduite? Dois-je épouser M. d’Hérelles, lorsque j’ai vingt ans de moins que lui et que je serai peut-être incapable de comprendre la maturité de sa raison, l’élévation de ses vues, son expérience de la vie? Je dois résister au penchant qui l’entraîne maintenant vers moi, et auquel la pitié a peut-être autant de part que l’amour. Je ne veux point qu’il se repente plus tard de sa générosité; je ne veux point, moi non plus, obéir à cet égoïste et lâche désir de sortir à tout prix de mon isolement et de ma pauvreté.

Je te dis cela, et cependant, à la douleur que j’éprouve de renoncer à lui, je sens trop que je l’aime ou que je suis prête à l’aimer plus que je ne le croyais. Mon amie, ma sœur, tu vois tout ce qui se passe dans mon âme; conseille-moi, guide-moi, sois indulgente ou sévère selon que tu en jugeras. Ce que tu croiras que je dois faire, je le ferai.


DE GABRIELLE A LAURENCE.


Mai 1858.

Je t’ai écrit hier, Laurence. Tu sais à présent combien j’avais souffert de ton silence et quelle part je prends à la perte que tu