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LES
MÉPRISES DU CŒUR


I.
DE MAXIME d’HÉRELLES A VICTOR NARCY.


Mai 1858.

Puisque nous devons être longtemps séparés, je tiens ma promesse, mon cher ami, et je me hâte de vous écrire. J’ai d’ailleurs à vous raconter une aventure sérieuse et singulière. J’espère que vous recevrez cette lettre avant votre départ pour l’Océanie, et que vous pourrez me donner sur la situation très grave où je me trouve votre franc et sincère avis.

Vous vous souvenez sans doute de la famille Rebens. Elle habitait Toulon la dernière année que j’ai passée au service, alors que nous étions embarqués ensemble sur le Montebello. C’était à l’époque de la guerre de Crimée. Mlle Laurence Rebens était une charmante et brillante jeune fille, très recherchée et très admirée dans tous les bals : on la citait pour son esprit et sa beauté. Ses parens n’avaient aucune fortune, et le commandant Rebens, qui était un brave militaire, comptait pour marier sa fille sur les épaulettes de colonel et de général. Afin de les gagner plus vite, il partit pour l’Orient. Malheureusement il y fut tué. Si vous n’avez point oublié tout cela, vous vous rappelez la pénible impression que causa sa mort. Mme Rebens en était réduite pour toutes ressources à sa pension de veuve. La société toulonnaise s’émut. On organisa quelques souscriptions et quelques loteries; mais, les frais de la mise en scène de ces œuvres charitables une fois prélevés, il ne resta en définitive à Mme Rebens qu’une somme nette de douze cents francs. Une sorte de déconsidération suit toujours l’aumône pour ceux qui la subissent. Non-seulement on ne s’occupa plus de Mme et de