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grâce, et si vous n’aviez pas été recueillie avec amour par le suprême juge de nos incertaines doctrines, ô vous de toutes les âmes virilement actives la plus douce, la plus détachée de la terre et la plus pleine de Dieu?

La nouveauté et le charme de ce livre consistent dans une certaine mélancolie qui rappelle la tristesse chrétienne. Marc-Aurèle, en dehors de sa magistrature souveraine, qu’il exerce encore avec fermeté et dévouement, ne connaît plus rien dans la vie qui vaille la peine d’occuper ses pensées. Il n’a trouvé le bonheur « ni dans l’étude du raisonnement, ni dans la richesse, ni dans la gloire, ni dans les jouissances, nulle part enfin. » Au milieu de ce monde changeant, où tout lui paraît néant et fumée, il ne veut plus s’attacher à des ombres passagères. « C’est comme si, dit-il, on se prenait d’amour pour un de ces moineaux qui passent en volant ! » A tous les dégoûts d’un cœur que rien sur la terre ne peut remplir, s’ajoute encore une certaine lassitude, la fatigue de la vie et des hommes. Il passe sans colère au milieu d’eux, il les supporte avec douceur; mais il ne tient pas à demeurer plus longtemps parmi des compagnons de misère qui ne partagent ni ses sentimens, ni ses principes. Cette âme délicate se sent égarée au milieu de la corruption contemporaine, solitaire dans sa grandeur, incomprise et abandonnée. L’uniforme répétition des choses l’ennuie comme un spectacle de l’amphithéâtre. Sa pensée, d’ordinaire si calme, rencontre parfois des paroles d’impatience pour peindre le rôle qu’il joue lui-même sur la scène du monde : « assez de vie misérable, de lamentations, de grimaces ridicules! » Il lui tarde d’échapper à ces ténèbres, à ces ordures, et finit par regarder la mort comme une délivrance : « qu’y a-t-il donc qui te retienne ici?.... Jusques à quand? » Mais cette tristesse ne ressemble à aucune autre, elle est presque toujours paisible et épanouie, si l’on peut dire. Ces plaintes ne sont pas d’un misanthrope dépité, mais d’un souverain accoutumé à contempler les choses de haut et de loin, et qui par son élévation échappe aux agitations, aux chétives passions qui l’entourent. On ne rencontre dans son livre rien de ce qui fait souvent l’éloquence des autres stoïciens, ni recherche littéraire, ni déclamation, ni savante ironie. C’est que Marc-Aurèle n’est pas un combattant, mais un juge de la vie humaine. Il doit sa tranquillité en face des. hommes et des choses aux royales hauteurs où il a été obligé de tenir son esprit, et sa mélancolie n’est que de la sérénité voilée.

Ces désillusions et cette indifférence, qui finissent quelquefois par gagner des sociétés entières, sont ordinairement chez les peuples, comme chez les individus, les signes précurseurs du renouvelle-