Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/899

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonne grâce que demande tout acte conforme à l’honnêteté et à la décence : « Va-t’en donc avec un cœur doux et paisible, comme est propice et doux le dieu qui te congédie. » Ce sont les dernières lignes du livre, interrompues peut-être par la maladie ou la mort. On se figure volontiers Marc-Aurèle laissant tomber de ses lèvres, avant de s’éteindre, un de ces beaux mots qu’on admire dans son manuel et qui respirent une résignation tout aimable : « Il faut quitter la vie comme l’olive mûre qui tombe en bénissant la terre sa nourrice et en rendant grâces ta l’arbre qui l’a portée. » Peut-être même, dans la crainte de demeurer trop longtemps dans un monde corrupteur et de se laisser aller à quelque faiblesse, a-t-il répété en mourant cet autre mot plus noble encore qu’il écrivait un jour dans le recueil de ses pensées : «Viens au plus vite, ô mort! de peur qu’à la fin je ne m’oublie moi-même. » Exclamation singulière et touchante qui montre qu’à cette conscience délicate la mort causait moins d’horreur qu’une faute contre les lois ou les bienséances morales ! C’est ainsi que Marc-Aurèle, en se désaccoutumant peu à peu de son corps, de ses passions, de la vie, est arrivé à dire dans son langage, comme l’âme chrétienne que fait parler Bossuet : « O mort, tu ne troubles pas mes desseins, mais tu les accomplis. Achève donc, ô mort favorable!... nunc dimittis. »

Mais, pour ne parler ici que la langue de la sagesse profane, tout lecteur qui a vécu dans une intime familiarité avec les Pensées, qui les a comprises et goûtées, trouvera qu’il ne parut jamais dans le monde antique un homme plus digne que Marc-Aurèle de recevoir l’éloquent et dernier hommage que Tacite rendait un jour à un sage vaillant : « S’il est un asile pour les mânes des hommes pieux, si les grandes âmes ne s’éteignent pas avec le corps, repose en paix... et rappelle-nous à la contemplation de tes vertus. » De tous les hommes magnanimes de Rome et de la Grèce, aucun ne s’est en quelque sorte mieux préparé à cette vie future que l’antiquité entrevoyait quelquefois dans ses rêves. Et si la doctrine stoïque empêchait Marc-Aurèle de l’espérer, il en a fait du moins l’objet de ses désirs, il a travaillé pour la mériter. Aussi des chrétiens charitables, touchés de ces singulières vertus, ont-ils osé demander pour cette âme païenne la récompense des justes et imploré en sa faveur la miséricorde divine. Marc-Aurèle a-t-il pu recevoir le prix de sa bonne volonté, telle est la question qu’on a plus d’une fois agitée en des livres chrétiens, question honorable pour lui, mais inutile et même périlleuse, où la sévérité du dogme risque de n’être pas d’accord avec nos idées de justice, où trop de confiance peut être une témérité, où le doute surtout est imprudent, car quel espoir resterait-il aux vulgaires humains, si Marc-Aurèle n’avait pas trouvé