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bares qu’il écrivait ces mots cruels pour lui-même et d’une amertume digne de Pascal : « Une araignée est fière pour avoir pris une mouche, tel homme pour avoir pris un levraut, tel autre des ours, tel autre des Sarmates. » C’est ainsi qu’en plus d’une occasion il rabat son propre orgueil, et que, pour mieux se désabuser, il étale devant lui-même et remue avec une sorte d’aigre plaisir toutes les inanités de la gloire, ramenant sans cesse son âme sur ces hauteurs d’où l’on voit à ses pieds les choses mortelles dans leur petitesse et leur rapide passage. « Contemple d’un lieu élevé ces troupeaux innombrables d’humains... Combien qui ne connaissent pas même ton nom! combien qui bientôt l’oublieront!... Non, la gloire n’est pas digne de nos soins, ni aucune chose au monde. » L’empereur philosophe, comme le roi sage de l’Écriture, laisse ainsi échapper son cri : Vanité des vanités, et tout est vanité; mais pourquoi ne dirions-nous pas que ce cri de Marc-Aurèle sort d’une âme plus pure, moins incertaine et moins troublée? Tandis que le roi des Juifs, rassasié de voluptés, de science et d’orgueil, ne fait entendre que les amères paroles d’un épicurisme désabusé, qu’en accablant de son scepticisme toutes les plus nobles choses humaines il ose affirmer que le plaisir de l’heure présente est encore ce qu’il y a de moins vain, tandis qu’il n’est enfin poussé vers Dieu que par la terreur et le désespoir, Marc-Aurèle, sans colère contre les voluptés, qui lui sont indifférentes, plein de foi dans la raison et la justice, méprise le monde, non pour en avoir abusé, mais parce qu’il connaît quelque chose de plus grand, de plus beau, de moins périssable, et se laisse porter par l’attrait et l’amour vers son dieu. Qu’importe en ce moment que le dieu qu’il adore ne soit pas le nôtre? Nous ne comparons pas ici les doctrines religieuses, mais les âmes de deux hommes, et nous ne devons pas taire le sentiment que nous inspire dans le stoïcien non-seulement ce renoncement magnanime aux grandeurs humaines, mais encore cette adhésion si vive et si douce aux lois divines, son obéissance à Dieu, et, pour employer un mot chrétien, son entier abandon.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer ni de discuter ce qu’on pourrait appeler les idées religieuses de Marc-Aurèle. Son dieu est la raison universelle, dont notre raison est une parcelle, la loi immuable de la nature. Il gouverne le monde, dans lequel il réside, avec lequel il se confond, il est le grand tout, il est la nature même considérée dans sa sagesse, son ordre, son harmonie. Comment ses lois immuables peuvent s’accorder avec l’idée d’une Providence et laisser place à la liberté humaine, comment cette Divinité peut devenir l’objet de l’adoration et de la prière, c’est ce que ce moraliste pratique, ennemi des spéculations métaphysiques, ne veut pas même