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mées se ramassaient en soi, se raidissant contre la tyrannie, et tenaient à paraître inflexibles. L’extrême liberté et l’extrême oppression demandaient également la dureté romaine. La philosophie dans ses nobles redites recommandait sans cesse l’effort dans l’activité civique ou dans la patience, comme on donne à des athlètes un règlement de palestre. Quels sont en effet les modèles proposés par la philosophie? Un Caton d’Utique, un Brutus, des fanatiques qui ont poussé l’héroïsme jusqu’à la fureur, et d’autant plus vantés qu’ils passaient pour plus insensibles; mais les esprits changent peu à peu. Déjà Sénèque se plaît à tracer le portrait d’un sage plus doux; Thraséas réalise cet idéal, et l’on arrive ainsi au temps de Marc-Aurèle, où la douceur est mise au rang des plus belles vertus. Elle n’est plus, comme autrefois, renvoyée ou concédée aux femmes, elle devient un ornement de l’homme. De là ce mot de Marc-Aurèle, si peu antique, si inattendu : « La douceur et la bonté ont quelque chose de plus mâle. » Ce sont ces qualités surtout qu’il met en lumière quand il fait le portrait de ses parens et de ses maîtres. Dans son examen de conscience, sa préoccupation constante est de garder avec la fermeté la bienveillance. Alors même qu’il médite sur des vérités qui semblent le plus étrangères à ce sentiment, il en tire des conséquences lointaines qui font voir le prix et la justice de la bénignité, et, quelle que soit la longueur des détours, il revient sans cesse à cette qualité qui l’attire. Il cherche les pensées qui peuvent, comme il dit, « le rendre plus doux envers tous les hommes. » Cette vertu remplit si bien son cœur qu’il la déverse sur lui-même : « Il n’est pas juste que je me chagrine, moi qui n’ai jamais volontairement chagriné personne. » Partout dans ce livre les jugemens sur les vices, sur le mal physique et moral, sur les désordres de la nature et de la société, respirent une clémence affectueuse, et nous allons voir comment cette âme élargie par l’amour enveloppe toutes choses, l’univers et l’humanité dans son universelle mansuétude. Marc-Aurèle ne bâtit qu’un temple, qu’il consacra à une divinité qui à Rome n’avait pas encore de nom, à la Bonté.

Grâce à ce fonds de mansuétude et de tendresse naturelle, Marc-Aurèle a mieux compris que ses devanciers l’idée stoïcienne de la fraternité humaine. On ne saurait trop redire que les plus belles idées morales sont comme non avenues dans le monde tant qu’elles ne se sont point incarnées dans un homme qui les comprend d’instinct et qui retrouve dans cet idéal sa propre nature. La philosophie a beau semer d’admirables principes, ils peuvent rester longtemps stériles. Sans doute il se trouvera des esprits logiques pour en tirer des conséquences, des orgueilleux pour s’en parer comme d’une brillante nouveauté, des hommes d’éloquence et de style qui