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Qu’on se garde pourtant de croire que Marc-Aurèle est un quiétiste assoupi sur le trône, qui cherche à former son âme sur le modèle d’un idéal plus ou moins chimérique et délaisse le monde qui lui est confié pour ne vaquer qu’à lui-même. Son examen de conscience est celui d’un souverain qui se ramène sans cesse sous les yeux son devoir royal et se recommande surtout les vertus actives : « Songe à toute heure qu’il faut agir en Romain, en homme... Ce qui n’est point utile à la ruche n’est pas non plus utile à l’abeille.» Loin de penser que la rêverie pieuse est agréable à la Divinité, il ne croit pouvoir lui rendre un plus bel hommage que le travail : « Offre au dieu qui est au dedans de toi un être viril, un citoyen, un empereur, un soldat à son poste, prêt à quitter la vie, si la trompette sonne. » Il se redit souvent à lui-même qu’il a été mis à son poste pour aider au salut de la communauté. Bien qu’il aime à rêver à la fragilité humaine, ses rêveries mêmes le rappellent à son labeur de souverain : « La vie est courte ; le seul fruit de la vie terrestre est de maintenir son âme dans une disposition sainte et de faire des actions utiles à la société... Veille au salut des hommes. » Est-il un pur contemplateur, celui qui écrivait à son propre usage qu’il faut faire consister sa joie et son repos à passer d’une bonne action à une autre bonne action ? Sa recherche de la perfection intérieure n’a rien coûté à ses devoirs d’empereur. C’est sous la tente, en face des Barbares, à la veille d’une bataille peut-être, qu’il se recueillait pour trouver de nouvelles raisons de bien faire, durant ses longues et lointaines expéditions qui l’avaient entraîné au-delà du Danube. Le premier chapitre par exemple, si doux et si tendre, où il rappelle longuement tout ce qu’il doit à ses parens et à ses maîtres, a été écrit pendant les loisirs d’un campement dans les marais de la Hongrie actuelle, et on ne peut lire sans être touché cette note finale, si insignifiante en apparence : « Ceci a été écrit dans le camp, au pays des Quades, sur les bords du fleuve Granua. » Ces pensées sont d’un homme qui ne décline pas sa charge royale, qui se ressaisit de temps en temps dans le trouble des affaires ou dans le tumulte des armes, et non pas d’un quiétiste enfermé dans un oratoire philosophique.

En lisant les méditations d’un sage qui porta un si grand fardeau, on ne peut se contenter de connaître le moraliste, et la première curiosité est de surprendre çà et là, si l’on peut, les pensées de l’empereur. Il se laisse voir souvent, et il n’est pas impossible de se figurer quelquefois avec vraisemblance les circonstances au milieu desquelles il a fait telle ou telle réflexion. On le voit dans son lit, où il se gronde de sa paresse, et l’on entend le souverain faire la leçon au contemplateur avec une familiarité dramatique. « Le matin,